[Tribune] Passer d’un profil de juriste à un profil d’acheteur, pour quoi faire ?

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"Désormais, en matière de marchés publics, le plus agile battra l’engourdi". C'est l'un des enseignements de la crise, considère Franck Barrailler. Et le plus agile, c’est celui qui saura transformer ses collaborateurs afin qu’ils fassent leur révolution culturelle et passent ainsi de juriste à acheteur public.

« Le monde change à une vitesse folle. Le fort ne battra plus le faible. Dorénavant ce sera le rapide qui battra le lent » disait Rupert Murdoch. Cette citation peut être transposée aux marchés publics en soulignant que désormais, ce sera le plus agile qui battra l’engourdi. Nous le constatons aujourd’hui avec la crise sanitaire : les entités publiques sont en concurrence pour trouver des fournisseurs de gel hydro-alcooliques ou des masques par exemple.
Celui qui gagnera sera le plus agile, c’est-à-dire celui qui saura transformer ses collaborateurs afin qu’ils fassent leur révolution culturelle et passent ainsi de "juriste" à "acheteur public". Tout cela étant bien sûr en lien avec les nouvelles approches de l’achat public et les nouvelles exigences liées à la fonction achats.
 

Une vision à avoir dès le besoin de recrutement

« Si tu veux traverser la mer, ne rassemble pas tes Hommes pour leur dire comment ils doivent construire un bateau, mais partage plutôt ta passion pour la mer et les voyages avec eux. » Ce proverbe attribué à Saint-Exupéry est totalement transposable à notre démarche de transformation de la fonction achats dans les établissements publics. Celle-ci démarre, en premier lieu, par le recrutement.

A ce jour, 80% des personnes qui postulent sur un emploi dans le domaine des marchés publics sont des juristes formés aux règles de droit par les facultés françaises.

A ce jour, 80 % des personnes qui postulent sur un emploi dans le domaine des marchés publics sont des juristes formés aux règles de droit par les facultés françaises. Cependant, force est de constater par l’expérience du terrain de plus de quinze années de pratique que ces dernières n’apportent pas le bagage nécessaire pour être opérationnel dès la prise de fonction pour un juriste junior par exemple.
En effet, le temps consacré à la matière des marchés publics n’est pas suffisant au sein de nos universités. En outre, celles-ci abordent la matière essentiellement sous l’angle juridique. Par ailleurs, un juriste ayant déjà une connaissance et une pratique du droit de la commande publique peut être déformé par son expérience ou les exigences formulées par la direction générale d’un organisme. J’en veux pour preuve les nombreuses formations que je dispense chaque année pour le compte des collectivités territoriales. Malheureusement, beaucoup considèrent encore le droit de la commande publique comme une fin et non comme un moyen.

Tout se joue  au stade du recrutement : il s’agit  de recruter ceux qui ont les capacités à opérer la transformation de juriste à acheteur public


Tout se joue donc dans un premier temps au stade du recrutement. Il s’agit certes de recruter les meilleurs, mais surtout ceux qui ont les capacités à opérer la transformation de juriste à acheteur public. Positionner les termes de cette problématique n’est pas aisée. Ceux qui prônent la transformation de la fonction achats dans le public doivent se confronter à plusieurs décennies de pilotage uniquement juridique de la fonction.

En premier lieu, l’annonce est un point essentiel de la démarche. Son utilité sera moins de présenter le poste que de fixer les véritables objectifs du poste en raison des comportements d’acheteurs attendus. En effet, aujourd’hui, la relation Fournisseurs, la négociation et le sourcing sont des compétences incontournables. La preuve en est que nous l’avons constaté lors de la période de la crise sanitaire.

Beaucoup considèrent encore le droit de la commande publique comme une fin et non comme un moyen.

En second lieu, il conviendra de fixer les choses lors de l’entretien pour ne pas vendre du rêve et détailler précisément les attentes du poste en relation avec les achats. Beaucoup de juristes sont actuellement en quête de sens et comprennent bien que le simple pilotage juridique des marchés publics n’est plus viable et n’est plus suffisant. Lors du recrutement, les questions suivantes peuvent être posées afin de vérifier l’aptitude du candidat à opérer une telle transformation : « Pourquoi faut-il intervenir le plus en amont du processus achats ? », « Qu’est-ce qu’une négociation réussie ? », « Comment positionner la fonction achats comme un réel business partner au sein de l’entité ? »

Une conduite du changement à opérer

Passer de juriste à acheteur ne se décrète pas. Les collaborateurs qui se voient proposer cette démarche d’amélioration doivent être en mesure d’effectuer leur révolution culturelle. C’est-à-dire de penser les marchés publics non plus sur la base d’un pilotage juridique uniquement, mais également comme un pilotage économique.
Mon expérience de l’INPI, pendant laquelle j’ai eu à piloter cette transformation, montre que chaque personne va à son rythme. Certains sont plus rapides à intégrer les nouvelles exigences de la direction (ils sont opérationnels sous six mois) alors que pour d’autres il faut plus de temps pour opérer cette transformation (ils seront opérationnels sous vingt-quatre mois). La conduite du changement doit se faire avec un manager bienveillant qui fixe des objectifs SMART à ses collaborateurs. Cela passe par un accompagnement à deux niveaux essentiellement.

Les formations, adaptées aux objectifs du service, constituent donc le premier socle de l’accompagnement au changement.


Il s’agit tout d’abord de proposer aux collaborateurs à qui une évolution est suggérée, un certain nombre de formations pour qu’ils évoluent d’une fonction de juriste à une fonction d’acheteur. Cependant, ces besoins de formations, pilotées par la DRH et le manager, doivent nécessairement être en lien avec le projet de direction.
A l’INPI, lors de mon arrivée en 2014, le pôle marchés publics, transformé plus tard en service des achats, ne négociait absolument pas lorsque la procédure le permettait (essentiellement concernant les procédures adaptées). Ce premier axe d’amélioration a permis de proposer des formations aux collaborateurs dans le domaine de la négociation. Les objectifs en 2014 ont été plus que tenus puisque, dès la première année, grâce à ces formations, l’INPI a pu dégager des économies à hauteur de 1,6 millions d’€uros à périmètre constant. D’autres formations ont été proposées aux collaborateurs dans le domaine des études de marchés, dans celui de la définition des besoins, dans celui de la relation Fournisseurs, dans le domaine du sourcing. Ces formations, adaptées aux objectifs du service, constituent donc le premier socle de l’accompagnement au changement. Elles peuvent être consolidées également par des opérations de coaching qui permettent à chaque collaborateur de faire un point sur ses pratiques avec un coach afin de travailler sur des projets passés ou a venir.

L’évolution des collaborateurs d’un poste de juriste à un poste d’acheteur se fait grâce à l’accompagnement du management.


Au-delà des formations, l’évolution des collaborateurs d’un poste de juriste à un poste d’acheteur se fait grâce à l’accompagnement du management. Celui-ci doit préparer le terrain de la transformation en mettant en place des méthodes et des outils afin que les pratiques internes soient harmonisées.
Les premières négociations des collaborateurs de l’INPI se sont donc déroulées avec le management afin de voir les points forts des collaborateurs et les axes d’amélioration à prendre en compte. Un appui méthodologique a été proposé aux collaborateurs dans le domaine du sourcing concernant la méthode et les outils à utiliser pour mettre en œuvre cette stratégie d’achat nouvelle. L’intelligence collective a été également mobilisée afin de co-concevoir la pratique ainsi que son champ d’application. L’idée était que les collaborateurs s’investissent dans la méthode afin qu’ils la comprennent et l’adopte plus facilement que si elle avait été imposée par la hiérarchie. A la Ville de Clamart, j’ai mené une telle réflexion avec mes collaborateurs dans le domaine de la relation Fournisseurs concernant la grille de notation et d’évaluation des prestataires. Pour les associer à cette nouvelle démarche, leur avis a été sollicité pour construire les outils, dans le cadre des réunions de direction hebdomadaires. Il s’agit de faire participer les collaborateurs pour qu’ils soient partie prenante de la transformation afin qu’ils puissent l’expliquer et la diffuser. Aujourd’hui, l’évaluation des fournisseurs est un point fort de l’organisation de la Ville de Clamart puisqu’il a été mis en avant par l’audit qualité réalisé dans le cadre de la certification ISO 9001 dans laquelle Clamart s’est engagé.

Les bénéfices attendus pour déboucher sur des directions agiles

La crise sanitaire révèle que le simple juriste marchés publics ne dispose pas de toutes les compétences pour acheter en situation tendue

Dans son édition du 29 avril 2020, "Le Parisien" présentait la cellule spéciale créée par Bercy pour lutter contre les arnaques concernant les produits sanitaires en période de crise du Covid-19. Cet article indiquait : « La pression est maximale sur les collectivités et les établissements publics en quête de masques, et les escrocs en profitent. Pour aider les acheteurs publics à éviter les pièges, Bercy a créé une cellule d’une trentaine d’agents du fisc, de Tracfin ou des douanes. » Nous y sommes.
Cette crise sanitaire révèle que le simple juriste marchés publics ne dispose pas de toutes les compétences pour acheter en situation tendue, situation pourtant lors de laquelle les directions commande publique doivent démontrer toute leur valeur ajoutée et leur plus-value. Passer au monde d’après suppose de transformer les organisations et ceux qui y travaillent.

La finalité de cette transformation, est certes de faire monter en compétence les collaborateurs pour leur procurer de nouvelles connaissances, et donc développer leur employabilité dans le secteur des achats publics. Mais il s’agit aussi de transformer la fonction achats publics pour qu’elle évolue d’une fonction support à un rôle de véritable business partner au sein de l’organisme.

Se positionner en business partner suppose de ne plus considérer le Code de la commande publique comme une fin, mais bel et bien comme un moyen

Transversalité, gestion de projet, partage des objectifs et des contraintes des prescripteurs sont des engagements essentiels sur lesquels doivent se positionner les directions commande publique des entités. Le passage d’une fonction support à un rôle de business partner ne se fera que grâce aux nouvelles compétences acquises par les collaborateurs et grâce à leurs qualités relationnelles qu’ils cultiveront grâce à leur nouveau positionnement.

Se positionner en business partner suppose de ne plus considérer le Code de la commande publique comme une fin mais bel et bien comme un moyen. Les directions de la commande publique doivent donc se réinventer pour être dans une culture de service et développer leur appétence pour apporter des solutions à leurs interlocuteurs dans le cadre d’un Code de la commande publique qui est un formidable outil pour traiter de multiples situations hétérogènes. C’est en cela qu’il est nécessaire de réaliser sa révolution culturelle pour ne plus être focalisé sur les principes de la commande publique, au combien essentiels, mais qui obèrent les véritables objectifs de l’achat public à savoir la bonne gestion des deniers publics et l’efficacité de l’achat.