[Tribune] « Reprendre la main face à l’empilement des injonctions et à l’illisibilité du droit »

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Clarté du besoin, lisibilité des documents, pilotage stratégique : les leviers de simplification de la commande publique ne dépendent pas d’une énième réforme du code. considère Sophie Lapisardi (Avocat spécialiste en droit public Cabinet Lapisardi Avocats et Legal designer -Lexclair-). « Ils sont entre les mains de ceux qui la pratiquent, à condition qu'on leur fasse confiance, qu’on les forme et qu’on leur donne enfin les moyens d’agir ».

Lorsqu’il est question de simplifier la commande publique, le réflexe est souvent de regarder vers l’État, voire vers Bruxelles. On attend une réforme du code, une directive européenne, un décret de simplification. Pourtant, cette attente détourne l’attention de ce que nous pouvons faire dès maintenant, au plus près du terrain.
Car les difficultés rencontrées par les entreprises sont bien identifiées et depuis longtemps : besoins mal définis, exigences disproportionnées, délais irréalistes, délais de paiement non respectés, dossiers de consultation trop complexes. Ces obstacles ne relèvent pas uniquement des textes. Ils tiennent aussi — et surtout — à la manière dont la commande publique est conçue, organisée, pilotée dans chaque entité soumise à ses règles.

Autrement dit, la simplification ne viendra pas seulement d’en haut. Elle commence dans chaque service achat, dans chaque dialogue entre prescripteur et acheteur, dans chaque document de consultation. Et cela suppose deux conditions aujourd’hui largement absentes : un cap stratégique clair, et un droit compréhensible et maîtrisé.
 

Une commande publique sans cap : l’acheteur livré à lui-même


On demande aujourd’hui à la commande publique d’être partout à la fois : levier de relance économique, moteur de transition écologique, outil d’inclusion sociale, instrument de souveraineté, accélérateur d’innovation. Cette ambition est légitime. Mais elle se heurte à un fait simple : personne ne dit clairement ce qui doit primer, ni comment ces objectifs doivent s’articuler dans la pratique.

Les auditions actuellement menées par la commission d’enquête du Sénat sur la commande publique sont sans ambiguïté sur ce point : il n’existe pas de cap stratégique clair au niveau de l’État. Aucune doctrine nationale consolidée ne permet aux acheteurs de savoir comment prioriser les multiples objectifs politiques qui leur sont assignés.

Aucune doctrine nationale consolidée ne permet aux acheteurs de savoir comment prioriser les multiples objectifs politiques qui leur sont assignés

Mais ce défaut de pilotage ne s’arrête pas au sommet de l’appareil public. Il se prolonge, presque mécaniquement, au sein même des entités. Dans les organisations, les acheteurs évoluent régulièrement sans cadre partagé, sans ligne directrice, sans hiérarchie entre les priorités. D’un service à l’autre, d’un prescripteur à l’autre, les attentes varient, les arbitrages se contredisent, les décisions sont prises au coup par coup.
Dans la réalité du terrain, l’acheteur public est seul pour trancher entre des objectifs parfois contradictoires, ou simplement concurrents. Il doit arbitrer, sans feuille de route, entre critères environnementaux, impératifs budgétaires, objectifs d’insertion, contraintes juridiques. Ce déséquilibre permanent fragilise la décision.

Ce défaut de cap se double souvent d’un défaut de méthode. Trop souvent encore, le besoin est mal défini. Soit il est formulé de manière trop vague, laissant place à des interprétations divergentes ; soit il est figé dans des prescriptions techniques héritées de marchés passés. Dans les deux cas, les entreprises sont confrontées à un cahier des charges qui ne reflète pas un besoin réel et concerté, mais une projection désincarnée d’un objectif administratif.

Le problème est connu : sourcing insuffisant, cloisonnement entre prescripteurs et acheteurs, manque de temps et de reconnaissance de la fonction achat. Pourtant, les solutions existent. Mieux associer l’acheteur en amont, ouvrir des échanges structurés avec les opérateurs économiques, mieux définir le besoin par un sourcing efficace : tout cela est possible, sans changer la loi.

Tant qu’on ne reconnaîtra pas à l'acheteur public un rôle de pilote, il restera enfermé dans une logique défensive, incapable de structurer une commande lisible et cohérente

Mais pour que ces démarches prennent racine, il faut une condition préalable : donner à l’acheteur une fonction stratégique et une boussole claire. Aujourd’hui, il est souvent relégué au rang d’exécutant procédural. Or, tant qu’on ne lui reconnaîtra pas un rôle de pilote, il restera enfermé dans une logique défensive, incapable de structurer une commande lisible et cohérente.

Un droit illisible : la règle prend le pas sur l’action


À l’absence de cap stratégique s’ajoute un second obstacle tout aussi décisif : la complexité du cadre juridique, devenu pour beaucoup d’acheteurs un facteur d’inhibition plus que de protection. Ce n’est pas tant le droit lui-même qui pose problème, que la façon dont il s’est épaissi, segmenté, morcelé.
À force de multiplier les objectifs à intégrer, les seuils à respecter, les exclusions à vérifier, les procédures à choisir, les critères à justifier… le droit de la commande publique est devenu un territoire incertain. Les acheteurs doivent y naviguer en permanence, avec une boussole mal étalonnée et le sentiment que chaque décision peut les exposer à un contentieux.
Face à cette insécurité juridique, la prudence prend le pas sur l’efficacité. L’innovation est découragée ; les variantes sont écartées ; les consultations sont copiées sur les précédentes. Mieux vaut répéter ce qui a déjà été validé que prendre le risque de construire une réponse sur-mesure. L’achat devient un acte de reconduction administrative, non de construction stratégique.

Côté entreprises, le constat est tout aussi sévère. Les documents de consultation sont souvent trop longs, trop denses, redondants, voire contradictoires. La compréhension de l’offre attendue devient elle-même un défi. Ce sont alors les opérateurs économiques les mieux équipés en interne qui répondent, pas nécessairement les plus innovants. De nombreuses PME renoncent à candidater, faute de temps, de ressources, ou de lisibilité.

La solution ? Pour la plupart des acheteurs, elle serait dans des formations aux entreprises pour leur apprendre à répondre aux marchés publics. C’est donc reconnaître que les procédures sont devenues trop complexes pour être spontanément comprises ! Mais faut-il vraiment former les entreprises à la lecture des marchés publics ? Ou faut-il, plus simplement, mieux rédiger les documents de consultation ?

Faut-il former les entreprises à la lecture des marchés publics ou mieux rédiger les documents de consultation ?

Trop souvent, les cahiers des charges sont conçus comme des parapluies, au lieu d’être rédigés pour expliciter un besoin réel. Ils accumulent les clauses standardisées, les renvois juridiques, les précautions excessives, dans l’espoir de se prémunir contre tout risque. Mais cette logique de protection nuit à la lisibilité, décourage les réponses et affaiblit le dialogue contractuel.

Pourtant, il est parfaitement possible de faire autrement. Structurer des documents de la consultation de manière logique, expliciter les attendus de chaque pièce, éviter les renvois inutiles, formuler les clauses clés en langage juridique clair, lister clairement les documents attendus... Rédiger un contrat clair n’est pas un luxe, c’est un levier de performance et de transparence.

Des démarches émergent : simplification de trames contractuelles, ateliers internes de relecture, documentation recentrée sur l’essentiel. La clarté est une responsabilité collective, mais elle commence par une volonté concrète, activable dès maintenant.

Ce qu’il faut reconstruire : un cap, une fonction reconnue, des pratiques maîtrisées


Il n’est pas nécessaire d’attendre une stratégie nationale, une nouvelle loi ou une directive européenne pour avancer. Une grande partie des leviers de simplification est déjà accessible, à l’échelle de chaque organisation. Il est possible d’agir ici et maintenant, avec les outils dont nous disposons, à condition de les mobiliser.

Chaque entité peut définir une ligne de conduite propre, lisible, cohérente. Cela suppose de poser quelques bases simples :
  • Définir les priorités et … s’y tenir ;
  • Articuler clairement le rôle du prescripteur et celui de l’acheteur ;
  • Traduire les ambitions internes dans des consultations lisibles, réalistes, opérationnelles ;
  • Multiplier les échanges avec les entreprises en amont des procédures et permettre à chacun de mieux comprendre les préoccupations de l’autre, son mode de fonctionnement.
C’est à cette échelle que peut émerger un cap. Et c’est aussi là que se joue la crédibilité de la commande publique.

La fonction achat reste, dans beaucoup d’organisations, sous-dotée, mal reconnue, cantonnée à l’exécution des procédures. Or, on ne peut pas attendre de l’acheteur qu’il sécurise, simplifie, innove et contractualise dans des conditions qui l’isolent ou le réduisent à un rôle de gestionnaire administratif.

Trois actions sont indispensables :
  • Le former, non seulement au droit, mais aussi à la stratégie, à la concertation, à l’analyse de la demande ;
  • Le positionner, en l’associant dès l’amont à la définition des besoins ;
  • Le doter de temps, d’outils et de reconnaissance, pour qu’il puisse accompagner les projets, et non les subir.

Tant que l’acheteur restera seul à porter les enjeux de la commande publique, les démarches de simplification resteront limitées.

Tant que l’acheteur restera seul à porter les enjeux de la commande publique, les démarches de simplification resteront limitées. La clarté commence avant la consultation, au moment où le besoin est formulé, le marché conçu, les options pesées.
Cela suppose également de mettre en place un plan d’action pour :
  • Une implication réelle des prescripteurs dans la démarche achat ;
  • Une culture commune, qui considère l’achat non comme une contrainte, mais comme une opportunité d’agir mieux ;
  • Des processus repensés, où l’acheteur est associé dès la phase de définition du besoin, et pas une fois le projet verrouillé.

 

Conclusion : Redonner sens, pouvoir et clarté à la commande publique


La complexité de la commande publique n’est pas une fatalité. Elle est en partie le produit de l’accumulation, du silence stratégique, et du cloisonnement des responsabilités. Mais elle peut être corrigée par l’action et cette action peut commencer sans attendre.

Simplifier la commande publique, ce n’est pas attendre la prochaine réforme du code. C’est se réapproprier l’achat comme un acte de politique publique, et non comme une pure procédure

Simplifier la commande publique, ce n’est pas attendre la prochaine réforme du code. C’est se réapproprier l’achat comme un acte de politique publique, et non comme une pure procédure. C’est redonner un cap. C’est clarifier les attentes, simplifier les documents, rendre le droit intelligible, et surtout faire confiance aux acheteurs pour piloter, proposer, structurer.

Cela implique un changement de regard : considérer l’acheteur non comme un exécutant, mais comme un acteur central de la performance publique. Cela implique aussi un changement de posture : accepter que la commande publique ne soit pas l’affaire du seul service achat, mais de toute l’organisation.

Pour cela, il faut une volonté claire, un langage commun, et un cadre qui éclaire au lieu de décourager.