La commande publique en punition

« Il n'y a pas de punition plus futile que le travail futile et sans espoir »
Albert Camus

C’est un contentieux "Fonction publique territoriale" assez classique : un agent public, exerçant les fonctions de Directeur général des services, à son retour de congés pour invalidité temporaire imputable au service, reprend ses fonctions en temps partiel thérapeutique. Mais deux jours avant sa reprise, le maire l’affecte sur un nouveau poste d’encadrement. Et l’agent conteste ce changement d’affectation, le considérant comme une sanction disciplinaire déguisée (TA Strasbourg 24 juin 2026, n° 2300616).

Très classique, dans le contentieux de la fonction publique. Moins classique, si on considère que la commande publique n’apparaît que rarement dans ce contentieux (relire cependant "Tentative de sanction disciplinaire pour incompétence en commande publique "). Car dans le jugement cette affaire, la sanction déguisée alléguée (outre des considérations de rémunération) reposerait sur le fait que l‘agent est nommé responsable du pôle "commande publique, travaux et éducation" de la commune.

Le TA de Strasbourg rappelle qu’ « un changement d'affectation prononcé d'office revêt le caractère d'une mesure disciplinaire déguisée lorsque, tout à la fois, il en résulte une dégradation de la situation professionnelle de l'agent concerné et que la nature des faits qui ont justifié la mesure et l'intention poursuivie par l'administration révèlent une volonté de sanctionner cet agent ». Pour débouter l’agent de sa demande en refusant de voir une sanction déguisée, le jugement relève que si le changement d'affectation litigieux emporte, certes, une perte de rémunération et une réduction des attributions de la requérante, il n'affecte pas son traitement de base et ne porte pas atteinte aux droits et prérogatives qu'elle tient de son statut… et « il ne peut pas davantage faire craindre un ralentissement dans l'évolution de sa carrière ».
« La nomination à la direction de service commande publique ne permet pas de craindre un ralentissement de carrière… » Cela fait réfléchir, non ?
 

Attractivité faible

Si la commande publique est mise à toutes les sauces (parfois amères) placée au cœur de toutes les politiques, elle est toujours considérée comme un levier essentiel. Mais peu de rapports ou études ne se penchent réellement sur le métier d’acheteur public. Cependant, achatpublic.info a rendu compte d'une étude sociologique poussée (relire "[Achats à la fac] Un service commande publique vu par un sociologue... en immersion !"). Elle met sans surprise l'accent sur l'importance des interactions : « Ce qui m’a le plus surpris, c’est l’importance des relations humaines et des discussions informelles dans un domaine qui, à première vue, semble très technique et réglementé» ; mais aussi sur "le ressenti" des acheteurs publics : « Il y a de la fierté, mais aussi une forme de frustration. Beaucoup des acteurs que j’ai observés aiment leur travail ; mais se sentent invisibles ».

Le récent rapport d’enquête du Sénat sur "les coûts et les modalités effectifs de la commande publique et la mesure de leur effet d'entraînement sur l'économie française" affirme certes avoir « porté une attention particulière, au cours de ses travaux, à l’évolution des moyens mis au service de la commande publique, et plus précisément à la professionnalisation des acheteurs publics ainsi qu’aux limites de cette dernière », ce sont surtout leur formation et leur professionnalisation qui sont visées.

Le rapport de l’OCDE « Promouvoir les marchés publics stratégiques et écologiques en France » va plus loin en dressant un état des lieux de la capacité des acteurs de la fonction achat de l’État en France à mettre en œuvre des considérations environnementales dans les marchés publics. A lire l’OCDE, décider de devenir acheteur public, c’est un engagement, voir un renoncement à "la planque": « Les acheteurs publics doivent naviguer dans un processus décisionnel complexe où les considérations environnementales, les évaluations financières et le respect de la législation peuvent être contradictoires » (relire "Entre ambition réglementaire et réalité opérationnelle » : l’OCDE se penche sur les achats publics durables de l‘Etat").
 

Baromètres à la baisse

Une des conséquences à la complexification de la réglementation, c'est la perte d'attractivité pour le métier d’acheteur. Autrement dit, la difficulté pour les recruter... et les conserver ! En mai dernier, un baromètre Ifop – Acteurs Publics Solutions et CFC Formations pointait une « absence globale d’attractivité de la fonction Achat ». La majorité des agents juge la mission difficile. En cause, la réglementation et le manque d’accompagnement et de formation (relire "Acheteurs publics : "des missions difficiles" ... et une fonction peu attractive").
En 2022, le Conseil national des achats (CNA) publie les résultats de son propre baromètre, avec des résultats déjà inquiétants : « Local, social, décarbonné, politique... l'acheteur va devoir apprendre à dire non, sous peine de devenir fou. Il va falloir hiérarchiser les injonctions données aux acheteurs ! » (relire "Crises, digitalisation des achats : le CNA cogite sur l’avenir du métier d’acheteur").
 

Rémunération aussi

La rémunération ? Parlons-en...
Dans une tribune "coup de poing" Laurent Delplanque (Direction de la Commande Publique et Logistique Service Achat Ville de Niort) met les pieds dans le plat : « Pour en finir, allez sur le site "emploi territorial" et tapez "acheteur" en mot-clé. Cette semaine 227 annonces sortaient avec cette occurrence " acheteur". Alors soyons précis, dans ces 227 annonces, on trouve des intitulés du style "chef de service marchés publics", donc un juriste ou encore responsable de la commande publique (c’est un peu mieux que juriste, mais pas encore ça...). Je vous passe sur les recruteurs qui confondent acheteur avec gestionnaire de marchés, approvisionneur ou gestionnaire de commandes. J’ai épluché les annonces : en réalité seulement une vingtaine de postes sur 227 se rapprochent du véritable métier d’Acheteur… Sur 227 offres, 80 sont de catégorie A et donc les 147 restantes de catégorie B ou C. Oui, je vous jure, du C pour recruter des Acheteurs de métier... Mais au secours ! » (relire "[Tribune] Laurent Delplanque « S’il vous plait…donne-moi les moyens de devenir un acheteur public »").

Il y a peu, la rédaction a elle -même enquêté sur la question de l’attractivité du métier acheteur : « J’ai essayé à plusieurs reprises de débaucher, mais avec les salaires que nous proposons dans le public, ceux qui sont en poste dans le privé ne veulent pas bouger. D’autant qu’avec l’évolution du statut et le recours massif aux contractuels, la sécurité de l’emploi n’est plus un argument porteur » (relire "Acheteurs publics : les trouver, c’est compliqué ; les garder, c’est pire !").
Une enquête conclue avec un paradoxe : pour attirer et conserver un acheteur public, il désormais savoir se vendre … sans avoir de quoi payer !

D’autres tentent l’exercice de l’inversion, ou contournent la question du " coût" de l'acheteur public : Arnaud Montebourg, auditionné par la Délégation aux entreprises du Sénat suggère donc de réduire le nombre d’acheteurs publics et de plus les former, s’appuyant sur une comparaison avec l’Allemagne : « 120 000 acheteurs publics en France, contre 3 000 en Allemagne ! » Pourquoi alors ne pas créer, sur les territoires, une "agence technique de commande publique", avec des acheteurs surperformants, qui maîtrisent le droit au service de l’achat public ? « Nous aurions des Cadors de l’achat publics et qui accomplissent leurs missions : acheter Français» (relire "La charge d’Arnaud Montebourg : « A quand des agences techniques d’achat public performantes ? »").


Nouvel acheteur public, achat durable et responsable, effet levier de la commande publique, impulsion politique renforcée. Tout cela est très très très bien.
Mais rien ne se fera sans acheteur public. Il faudra donc s’en donner les moyens !