Le grand écart européen de la commande publique

  • 01/07/2021
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"La politique, c'est ce qui est faisable"
Max Weber


D’un certain point de vue, c’est rassurant ! L’écart entre " le Politique" et le "Juridique" (pour ne pas écrire le "réalisme") n’est pas un phénomène franco-français.
Aussi bien lors de l’adoption de la loi Asap (relire "Amendement "Intérêt général" : le juridique débordé par le politique") qu’à l’occasion des débats au Sénat sur le projet de loi "Climat et résilience" (relire "Turpitudes du législateur… incertitudes de l’acheteur public" et lire "Clause environnementale obligatoire dans les marchés publics : les économistes "préoccupés"), on constate les difficultés des parlementaires français pour cadrer la commande politique... et pour les services juridiques de l’Etat d’encadrer ensuite la loi, lui donner une sorte de "codage juridique".
On a aussi pu observer l’action des collectivités territoriales pour rendre applicables certaines mesures phares, et notamment en faisant voter par le Sénat un amendement obligeant l’État de produire avant le 1er janvier 2022 des outils opérationnels de définition et d’analyse du coût du cycle de vie des biens pour chaque segment d’achat (lire "Projet de loi Climat et Résilience : les amendements portés par France Urbaine adoptés par le Sénat).

Soyons positif, gérer ce genre de situations, c’est la noble difficulté que doit surmonter tout système de droit républicain digne de ce nom.
Cette semaine, la rédaction d’achatpublic.info constate le même grand écart à l’échelle européenne
 

Les petits rappels de la CJUE

D’un coté, la Cour de justice rappelle à l’ordre, voir au bon sens.
D’abord, elle est revenue sur les accords-cadres. « Mais qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans "accord-cadre" ? », semble-t-elle s’agacer. Elle a dû ainsi rappeler que « Le pouvoir adjudicateur doit estimer la valeur maximale des marchés qu’il entend passer à l’appui de l’accord cadre. Il est donc à même de communiquer cette information aux candidats » (lire "La CJUE sonne le glas des accords-cadres sans maximum").

Ensuite, elle est venue préciser les conditions de remplacement d’un cotraitant faisant l’objet d’une interdiction de soumissionner, au cours d’une passation (lire "Cotraitant frappé d’une interdiction de soumissionner : ce qu'en dit la CJUE"). Elle rappelle ce qui peut paraître comme des évidences : « L'acheteur doit s’assurer de la fiabilité et de l’intégrité des membres du groupement d'entreprises», mais « Le remplacement d’un membre du groupement d'entreprises ne doit pas permettre à celui -ci de revoir sa proposition ».

Des rappels inutiles ? Il suffit de lire la chronique mensuelle de Maître Nicolas Lafay pour s’apercevoir qu’en matière de commande publique, les "basiques" sont souvent mis de côté (lire " [Au plus près des TA...] Avec de telles erreurs, c’est l’annulation du marché assurée ! »") : « Même pour les "petites consultations", il est impératif de fournir aux soumissionnaires les informations sur les critères de choix, mais également sur les sous-critères si l’acheteur en fait usage» .
 

Les assertions de la Commission

De l’autre côté, le "politique" européen se fend d’une logue communication sur la passation de marchés de solutions innovantes (lire "Achat innovant : les bons conseils de la Commission européenne"). A lire la bonne cinquantaine de pages, il n’y aurait pas de réelle difficulté à user de la commande publique pour faciliter l’innovation  et aider les PME et autres "start-up" : les outils sont là ! 
Alors la Commission a bien quelques explications : si on ne s’en saisit pas suffisamment, c’est de la faute des acheteurs publics. Ils ont tendance à réduire les risques en cherchant des opérateurs économiques établis à la réputation et aux historiques fiscaux irréprochables, avec des chiffres d’affaires conséquents et en demandant des solutions standard qui se sont avérées fiables.

En réalité, c’est assez classique, cette vision de l’acheteur engoncé dans ses habits juridiques et préoccupé de sécurité juridique. Mais là où ça coince, c’est à la lecture de certains arguments… étonnants : « étant donné que les acheteurs publics ne subissent pas la pression du marché en tant qu’opérateurs économiques, le risque lié à la passation de marchés de solutions innovantes est plus difficile à justifier ». Sans compter quelques formulations à leur endroit que les acheteurs publics sauront apprécier : « l’inertie administrative» et « l’aversion pour le risque ».
 

Le bâton... et donc, la carotte

Pour imprimer le « changement de culture » nécessaire à l’avènement des passations de marchés inovants, la Commission ne fait pas que manier la bâton. Elle propose d'encourager les acheteurs par des incitations non financières qui « peuvent pousser à adopter certains comportements ». Des "nudges" appliqués à la commande publique ?
Il s'agit, certes, de la promotion des bonnes pratiques par la remise des prix (ça, c'est fait ! lire : "Appel à candidatures : avec les Trophées de la commande publique, affichez votre commande publique innovante et performante !").
Mais la Commission avance aussi quelques conseils de "management" : il faudrait poser comme objectif la passation de marchés de solutions innovantes dans les objectifs professionnels annuels des responsables ou gestionnaires des marchés publics (« en fixant, par exemple, des indicateurs clés de performance ») et offrir de meilleures possibilités de promotion aux acheteurs publics parvenant à mettre en œuvre des marchés innovants…

Comme une contradiction, non ? : les acheteurs publics, eux, ne subissent pas la pression du marché, mais il serait bon de leur appliquer les méthodes "incitatives" des entreprises privées.
Ah oui, j’avais oublié : ce n'est que l'application à l'achat public du "new public management" des années 80, revu "Revue générale des politiques publiques -RGPP- de 2007, puis Modernisation de l'action publique - MAP, les années suivantes... jusqu'à "Action publique 2022". 

 
Jean-Marc Joannès