L’achat public souverain, 365… jours par an, pas "Microsoft" !

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« Le grotesque, c'est l'un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire »
Michel Foucault


La Commission d'enquête du Sénat sur "les coûts et les modalités effectifs de la commande publique et la mesure de leur effet d'entraînement sur l'économie française" vient d'achever sa 9e semaine d’auditions (lire cette semaine "La commande publique sous enquête sénatoriale (9) : économie circulaire et Spaser entrent dans la partie" ). Un travail imposant, qui a débuté à la mi-mars et devrait s’achever par un rapport pour la fin juin ou au début juillet. Il est peut-être intéressant d’en dresser un bilan à mi-parcours.
 

Des objectifs primaires…

A suivre l’intitulé de la Commission d’enquête, il s’agit de faire un point sur l’efficacité de la commande publique, et sous le prisme de la simplification (relire notre interview de Simon Uzenat, président de la Commission d'enquête : « Faire reconnaître l’impact de l’achat public »). Comme une sorte un bilan de santé législative et réglementaire du Code de la commande publique et de sa pratique par les acheteurs publics. Les objectifs annoncés initialement sont de trois ordres : comment simplifier l’accès à la commande publique pour les entreprises ; comment renforcer l’achat local ; comment assurer un pilotage de la commande publique par la donnée.
On attend encore tout un volet "doléances", car la commission n’a pas encore entendu de représentants des entreprises. Sans doute qu’elles auront beaucoup à dire sur l’achat public et ce qu’elles en attendent.

Dans le même temps, le projet de loi de simplification de la vie des entreprises poursuit son parcours législatif. Les députés, notamment, se lâchent : par voie d’amendements, ils introduisent des critères géographiques (si si si ! ) et augmentent l’ensemble des seuils de façon… immodérée, au nom de la simplification. Ce, alors que visiblement, les acheteurs ne sont pas très à l’aise avec les procédures sans publicité ni mise en concurrence formalisée, comme le montrent les débats sur la pratique dite "des 3 devis". Beaucoup attendent désormais que le Conseil d’Etat tranche (relire "3 devis et marchés publics : le Conseil d’Etat va trancher !")…
 

Des objectifs « secondaires » … de plus en plus prégnants

Ce que la rédaction a un temps qualifié "d’affaires dans l’affaire" apparaît progressivement comme un objectif majeur de la Commission d’enquête : la souveraineté numérique de la France. Et la ténacité avec laquelle les sénateurs grattent sur les achats par l’Etat de solutions numériques « nord-américaines » explique alors mieux le choix du format de commission d’enquête…

D’abord, la commission s’est penchée sur le Groupe Imprimerie nationale, qui use de ces solutions numériques et revend ses développements à d’autres pays, notamment africains, apparemment sans faire grand cas des questions de protection de souveraineté nationale et des données personnelles dans le secteur pourtant très sensible des titres d’identité.

Dans le collimateur aussi du Sénat, aussi, les grandes administrations et agences de l’Etat, qui ne semblent pas avoir pris conscience des enjeux de la protection des données, en achetant notamment la suite numérique Microsoft 365. Prenant le sujet de la souveraineté et de la protection des données très au sérieux, il n’apprécie pas les arguments du type « c’est toujours mieux qu’avant » ou encore « Il faut être pragmatique et savoir doser ses efforts » (lire "La commande publique sous enquête sénatoriale (8) : l'achat public hospitalier en difficulté"). Et encore moins les réparties du genre « l’analyse de la Commission sur le risque de voir les lois américaines d’extra-territorialité jouer est un peu simpliste ». Il fallait oser !
Les auditions de la DiNum et de l’Agence numérique de Santé (Health Data Hub) se sont révélées particulièrement saignantes. « Mais à quoi servez-vous » ; « Vous arrivez trop tard ! » ; « Votre agence fait sans doute partie de celles qu’il faudrait effectivement supprimer » (relire "La commande publique sous enquête sénatoriale (7) : les achats numériques de l’Etat sur la sellette").

La commission découvre (ou fait mine de découvrir) que les plus grands établissements publics et agences de l’Etat, en lien avec la recherche comme l’Ecole Polytechnique, recourent à la suite numérique Microsoft 365.

La commission découvre (ou fait mine de découvrir) que la question de la situation géographique des centres d’hébergement (les "data center") n’est qu’un aspect de la question de la sécurité. Et que tout passe aussi par ces suites numériques sans que personne au sommet de l’Etat ne semble s’en être jusqu’alors soucié.

La Commission d’enquête découvre (ou fait mine de découvrir) qu’en France, on ne prend que très légèrement en compte la portée pourtant inquiétante des lois américaines d’extra-territorialité.

Surtout, ce que découvre la commission d’enquête, c’est que beaucoup d’achats numériques, malgré les engagements SecNumCloud, sont décidés « là-haut », avec bien souvent des achats passés par l’Ugap (qui, en passant, se prend assez régulièrement une balle perdue…). La commission soupçonne des « biais pour confier, sans appel d'offres spécifique, la gestion de la plateforme (de sante) à Microsoft ! ». « Serait-ce, s'interroge une sénatrice, pour écarter toutes les entreprises de souveraineté numérique du cloud français ? »
 

« Choose France » ou choisir la souveraineté ?

« Verra-t-on un jour un appel d’offres en bonne et due forme prenant en compte la dimension stratégique de souveraineté des données intégrant des critères pour être conforme à la loi ? » conclut l'une des ces auditions "tendues" le président de la Commission, Simon Uzenat. C’est même lâché : « tout cela est donc décidé, sans aucune prise en compte des enjeux de souveraineté, au ministère de la Santé ? Ou alors à l’Elysée ? ».

La commission tempête contre ce décalage entre les discours officiels au plus haut sommet de l’Etat et la réalité. « Des signaux pour le moins contradictoires », résume le président Uzenat en ouvrant les auditions de 20 mai, avec une doctrine et des circulaires prônant le recours à des solutions souveraines... mais des habitudes et des usages tellement ancrés auprès d'opérateurs extra-européens que l'hypothèse même d'une migration semble parfois inconcevable ».
Par ailleurs, vendredi dernier, se tenait aussi à Bercy une manifestation organisée par Acteurs Publics : "Le grand débat sur la souveraineté numérique". Les messages sont là : « L'innovation, c'est du temps court, une réponse immédiate. Et la souveraineté, c'est du temps long... » explique Alexandra Bensamoun professeure de droit et membre de la Commission interministérielle de l’IA.

Ces alertes de plus en plus visible envers les pratiques achats de l’Etat en matière numérique prennent une coloration particulière, au moment où s'ouvre un nouvelle édition de "Choose France", à Versailles cette semaine. On a vérifié : l’année dernière, le Président de la République, ravi de voir l’entreprise investir en France, s’était fendu d’un "vive Microsoft" (notre capture d’écran) …

Comme l’explique dans nos colonnes cette semaine Nicolas Lallemand (lire "Une journée avec .... Nicolas Lallemand : «l'acheteur public regarde tout !»") « Il n’y a rien de mieux pour s’approprier des outils que d’avoir contribué à leur construction » Pour lui, « La commande publique, c’est 365 jours par an, »

365, certes… mais « jours par an ». En matière d’achat public de solutions numériques par l’Etat, il serait heureux qu’il en soit de même…