Déjà, les effets secondaires du covid-19…

  • 02/04/2020
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« Quelle que soit la nature du gouvernement, le pays souffre si les instruments du pouvoir sont hostiles à l’esprit même des institutions publiques »
Marc Bloch - L’étrange défaite (1940)

 
Il y a déjà fort longtemps, ou en tout cas ce qui semble une éternité, nous établissions une check-list, pour vérifier si la commande publique avait les moyens d’affronter le choc de la crise sanitaire (relire "La commande publique à l’épreuve du Covid-19 : Check-list"). La semaine suivante, nous pensions que le temps était venu d’envisager la phase "Analyse" de cette crise. Non pour chercher à déterminer les responsabilités dans son impréparation (ce qui ne saurait cependant tarder !), mais pour savoir comment nous pourrions en apprendre (relire "Covid-19 : De la gestion de crise à la crise de gestion"). C’était sans doute trop optimiste. Et certainement trop tôt…
 

L’émotion à la manœuvre

L’appareil normatif s’est mis en branle. La rédaction d’achatpublic.info a rassemblé l’ensemble des enquêtes, interviews, tribunes et brèves d’actualité consacrées au covid-19, dans ses impacts sur la commande publique (consulter notre dossier "La commande publique à l’épreuve du Covid-19"). La question désormais, c’est de savoir si tous les textes pris en urgence et sous le coup de l’émotion ne risquent pas d’étouffer l’acheteur public. Xavier Flament, ce responsable de service public "pragmatique", qui ne se laisse pas impressionner par le droit (relire "« Pourquoi et comment j’ai passé un marché Achat innovant »"), l’assène sans esprit polémique : « En ces périodes anxiogènes et évolutives, je souhaite que le dispositif juridique soit réduit à l’essentiel, stable et reste compréhensible » (lire son interview express "Un message simple : notre activité est maintenue ; et la vôtre ?").
"Un dispositif réduit à l’essentiel". En voilà, une idée qui doit convenir parfaitement à Alain Lambert ! Le président du Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) n’a de cesse de fustiger le droit bavard, la logorrhée législative ou les dérives d'un droit de circonstance. Cette semaine, la crise sanitaire l’amène à nous alerter sur la "légalité bureaucratique"  (lire sa tribune "Les vendanges de la crise"). L’ancien ministre dénonce également l'incapacité de notre droit à "autoriser clairement ce qui n’est pas interdit". Il constate que « notre droit est réticent à reconnaître le caractère exceptionnel de certaines situations ».
 

Légalité d’exception : « Tout vrille » ?

Une analyse qui amène à s’interroger sur la "Légalité d’exception", dont la caractéristique commune des textes l’organisant, contrairement à la théorie des circonstances exceptionnelles, est qu’ils ne concernent que des situations particulières. Ce qui n’est pas sans présenter quelques risques !
Le débat soulevé par Alain Lambert dans nos colonnes est loin d’être théorique. D’abord, en quelques jours, plus d'une trentaine d’ordonnances ont été publiées au titre de la crise sanitaire (lire, s’agissant de la commande publique "Ordonnance "Covid-19" : entre confirmations, innovations et responsabilisation", "L'ordonnance Covid-19 est résolument tournée vers les intérêts des entreprises" et "Ordonnance Commande publique/Covid-19 : Mode d'emploi en 11 points pour les acheteurs publics").
De quoi interroger les juristes. Le constitutionnaliste Dominique Rousseau stigmatise lui la loi organique modifiant les délais d'examen des QPC « adoptée en violation de l'article 46 de la Constitution. C'est le Conseil constitutionnel qui l'écrit dans sa décision du 26 mars. Mais compte tenu de l'état d'urgence, il juge que cette violation n'est pas une violation » déplore le juriste. Qui ajoute aussi  « En l’état actuel, le projet d’urgence sanitaire est moins protecteur des libertés que l’article 16 !». Emoticône à l’appui, il conclut : « Tout vrille ! » !
 

Si le juge s’y met aussi …

La production d’un droit d’exception ne risque pas de se tarir si le juge, à son tour, plonge dans l’émotion nationale ! Même au risque de franchir LE Rubicon : la séparation des pouvoirs. La crainte est fondée. Certes, prudent, le Conseil d’Etat a bien rejeté les 28 et 29 mars, différents référés, estimant notamment « qu’une stratégie de gestion et d’utilisation maîtrisée des masques a été mise en place à l’échelle nationale et a fait l’objet d’adaptations en fonction de l’évolution de l’épidémie (…) le choix de ces mesures ne peut être regardé, « en l’état de l’instruction », comme portant une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie (…)»
Mais certains juges se posent moins de questions. En Guadeloupe, le juge des référés, au nom du principe de précaution, juge qu’il est nécessaire d’anticiper les besoins de la population, sauf à porter une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie. Il a donc enjoint au CHU de la Guadeloupe et à l’Agence régionale de santé de Guadeloupe de passer commande les doses nécessaires au traitement de l’épidémie de Covid-19 par l’hydroxychloroquine et l’azithromycine (lire "Covid-19 : le juge peut-il ordonner des achats ?"). 
Une décision fait l'objet de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux, depuis le « Plus courageux que le Conseil d’Etat ! » jusqu’au « Un coup d’Etat sanitaire en cours ! ». Un autre anticipe : « Une décision qui devrait faire jurisprudence ! ». Attendons l'examen de l'appel formé par le CHU Guadeloupe et le ministère de la Santé devant le Conseil d'Etat, ce vendredi 3 avril, contre ce jugement... étonnant.
 
Jean-Marc Joannès