L'achat public entre crise de nerfs et rires nerveux

  • 29/04/2020
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"Le secret de mon adaptation à la vie ? J'ai changé de désespoir comme de chemise"
Cioran

C’est édifiant ! Notre enquête de terrain montre à quel point les services achats sont malmenés, jusqu’à être décontenancés. Non par l’ampleur de leur tâche, mais par l’improvisation qui semble caractériser l’appareil politique à tous les étages. Une enquête « de terrain », auprès des acheteurs qui se démènent pour trouver masques et autres équipements de protection (lire  Achat de masques : entre arnaques et piraterie").
"Trouver", car ils ne sont plus vraiment dans la commande publique. Ils vivent le "commandement", pour ne pas écrire "l’injonction".
 

Bas les masques !

Les déclarations rapportées dans cet article sont toutes authentiques. Afin de protéger l’anonymat des territoriaux qui ont accepté de nous répondre, nous avons modifié la localisation de leur collectivité. Et il vaut mieux, car la parole s’est libérée ! « Les élus nous demandent n’importe quoi ! Alors je veux bien que l’on invoque l’impérieuse nécessité, mais moi, je ne signe plus rien, c’est ceinture et bretelles, qu’ils se débrouillent ! ». « Et je fais comment pour payer 100% à la commande, s’interroge cet autre acheteur public, je signe ma lettre de démission en même temps ? » Pas loin de la crise de nerf...
Si la situation n’était pas si inquiétante, on pourrait presque, parfois, sourire : « On nous en demande trop, témoigne un acheteur au bord des larmes, notre DGS nous a même ordonné de trouver au pied levé un traducteur de mandarin ! ».
C’est vrai que l’incurie de la politique industrielle amène à revoir les concepts fondamentaux de l’achat. En ces temps de crise, le sourcing prend par exemple des formes … inversées (on achète, puis on vérifie) : « J’ai saisi l’adresse portée sur le bon de commande et, au lieu de trouver une usine, je suis tombé sur une villa à côté de laquelle celle de Pablo Escobar est un gourbi ! »
 

Haro sur le code

Cause ou conséquence, on s’en prend désormais au code de la commande publique. Inefficace, déconnecté, pour ne pas dire "frein". Les assouplissements qui y sont apportés à grand coup d’ordonnances, les assouplissements suggérés et sa lecture adaptée aux circonstances tant invoquée… Rien n’y fait : il semble être bloquant et ne pas permettre de répondre suffisamment et rapidement aux exigences "politiques".
A tel point que l’éviction du code du processus achat est donc désormais officiellement demandée. Ainsi une sénatrice (dont l’appartenance politique, en principe, ne pousse pas à l’excès…) demande officiellement à Bruno Le Maire (lire "Pour déconfiner, faisons fi du code de la commande publique !") de libérer les fournisseurs, dont la priorité « n’est pas de répondre à un marché ou à une consultation publique ». Sa recommandation (ASAP, of course) : « il faut permettre à l’acheteur de passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalable » et, bien sûr, sans condition de seuil !
 

Ces outils qui manqueraient

Avant de remiser l’outil code de la commande publique, pourquoi ne pas s’assurer que l’on a pris connaissance de toutes ses fonctionnalités ?
- La préférence communautaire ? C’est prévu (lire "La préférence européenne : ce que permet le code de la commande publique") !
- Monter en urgence une convention temporaire, c’est possible, avec un mécanisme qui s’apparente à celui des marchés -inférieurs à 40 000 euros (lire "La convention temporaire : un dispositif à (re)découvrir ").
- Faciliter l’accès des PME et TPE à la commande publique pour les aider à se remettre en selle ? Un zest de bonne volonté pourrait suffire (lire "Une rédaction des marchés compréhensible pour faciliter l'accès des TPE/PME").

Alors, même les détracteurs acharnés des carcans administratifs et d’un achat public "à la papa" semblent prendre la défense du code. François Villette, qui n’a que très rarement sa langue dans la poche, le constate : « notre pays, cinquième puissance mondiale, n’est plus capable de produire des masques de protection ou du gel hydro alcoolique. Et aucune législation de la commande publique ne peut rien y faire » (lire sa tribune "Commande publique : sortir des injonctions de la rationalité économique").

Me permettrais-je un témoignage personnel ? Dans une précédente vie professionnelle, je fus chargé d’une mission à forts enjeux. Mais les moyens n’étaient pas alignés sur l’objectif, loin s’en faut. J’en fis part à mon "N+1", qui me répondit (et sans sourire !) : « vous trouverez en vous les moyens qui vous manquent »…
En pleurer ou en rire ? Depuis, j'oscille encore …
 
Jean-Marc Joannès