Commande publique : une météo agitée

  • 18/03/2021
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"La colère est nécessaire ; on ne triomphe de rien sans elle, si elle ne remplit l'âme, si elle n'échauffe le coeur ;
elle doit donc nous servir, non comme chef, mais comme soldat
"

Aristote

Très récemment, Laure Bédier, Directrice des affaires juridiques de Bercy, annonçait que 2021 serait a priori « moins riche en nouveautés pour les acheteurs publics ». Une année qui verrait "seulement" la publication des nouveaux CCAG et la publication de décrets d’application des lois déjà adoptées et tendant notamment au verdissement de la commande publique ? De telles annonces se heurtent à une double réalité.
D’abord, et l’année 2020 l'a prouvé, nul ne peut prédire à moyen terme ce que la réglementation devra s’approprier : c’est bien souvent l’actualité qui préside à l’œuvre régulatrice... Ensuite, la commande publique n’échappe pas à la mise en œuvre d’un double outil de mesure : le « réel » et le « ressenti ».
 

Du ressenti

Parce que du ressenti, il y en avait, lors du Club Marchés organisé par le Moniteur le 9 mars (relire "Réglementation de la commande publique : n’en jetez plus !"). Nous avions déjà observé une montée de ton assez surprenante entre législateur et acheteurs (relire "Commande publique : de l’urgence aux tensions"). Mais là…le ton est certainement moins véhément (on a pas entendu de « Madame la ministre, faites votre boulot ! ». Mais le message est très clair : « Arrêtez de nous expliquer comment nous devons travailler ! » ; « Nous continuons de nous enfermer dans une production législative et réglementaire de folie. »
 

Du réel

On peut lister quelques nouveautés législatives et réglementaires qui ne manqueront pas de survenir. Avec, comme navire amiral, les CCAG mouture 2021 (relire "Nouveaux CCAG à J-20 : les principales modifications auxquelles il faut s'attendre" et "Projet de réforme des CCAG: dérogations et aménagements en perspective"). "Navire amiral", c’est le bon terme, car les 6 CCAG reprendront ou anticiperont et devront de toute façon s’articuler avec tous les textes "en approche".
La cause du courroux , c'est à nouveau donc la suréglemengation, en période de covid, mais aussi à venir : CCAG, Loi Egalim, la loi sur la transition énergétique et la croissance verte, la loi AGEC, et même la loi relative à la défense des principes républicains (relire "L'acheteur public au secours des principes de la République)"...
 

De l’incompréhension

Le delta entre le "réel" et le "ressenti" s’alimente incompréhensions, sur le fond comme sur la forme. Un exemple ? La règle dite "des 3 devis" : les acheteurs continuent de s’interroger sur sa mise en œuvre (lire "Solliciter des devis n’est pas une mesure de publicité"et relire "La règle des 3 trois devis ? A apprécier « au cas par cas, en fonction des achats envisagés" et "Toujours des zones d’ombre dans la procédure sans publicité ni mise en concurrence"). Autre exemple : l’insertion d’une clause environnementale obligatoire dans les marchés publics prévue par l’article 15 du projet de loi "Résilience et climat" (lire "Sortie de commission spéciale pour le volet commande publique du projet de loi « Climat et résilience »" et relire "Projet de loi « Climat et résilience » : quels impacts sur la commande publique ?" ).
Etonnant, non ?

En quête de cohérence, les acheteurs s’interrogent : pourquoi cette obligation nouvelle ne vaudrait-telle pas pour les concessions et DSP ? Ces contrats représentent un volume de dépenses supérieur aux 80 milliards annuels des marchés publics (qu'on évalue usuellement à 120 milliards) et la nature des prestations mises en délégation (transport, énergie, traitement des déchets, gestion des réseaux d'eaux et assainissement etc.) comme leurs durées les rendent particulièrement adaptés à la prise en compte des enjeux environnementaux (relire "Projet de loi Climat et Résilience en matière de commande publique " Et les concessions et DSP ? " s'interroge France urbaine").
Surprenant, n’est-ce pas ?

En quête de simplicité, les acheteurs redoutent la complexité de la mise en œuvre des dispositions "environnementales". Un exemple ? : le décret n° 2021-254 du 9 mars 2021 fixe la liste des produits et, pour chacun d'eux, la part minimale des achats publics qui doit être issue des filières du réemploi, de la réutilisation ou du recyclage (relire "Déclaration des dépenses commande publique de produits recyclables"). Mais le législateur a choisi une déclinaison différenciée des objectifs en de multiples catégories (17 au total, incluant 37 codes nomenclature "CPV" (Common Procurement Vocabulary), fixant pour chacune d'elles un pourcentage minimal fixé entre 20 et 40%, assorti d'un second objectif pour les matières recyclées (lire "Recyclage, réemploi et réutilisation dans la commande publique : les regrets de France Urbaine").
Pas facile, si ?

Cerise sur le gâteau, quand ce n’est pas des solutions en apparence contradictoires du juge administratif qui surviennent (lire "Contrats publics : les juges se déjugent ?") ce sont alors les conséquences du dualisme juridique et juridictionnel droit public/ droit privé appliqué à la commande publique qui interpellent. Certaines décisions récentes du juge pénal suscitent vraiment l'étonnement (lire "Délit de favoritisme et irrégularité de la procédure de passation" et "Pas d’exclusion des marchés publics en cas de fraude fiscale").
Ahurissant, n'est-il pas ?

Allez une petite dernière ? Alors que la crise issue de la pandémie a révélé le double enjeu de l’approvisionnement et de la souveraineté nationale dans les domaines les plus sensibles, on apprend, en matière de sécurité, que « La sécurisation de la disponibilité des munitions pour les besoins des forces est assurée notamment par la constitution de stocks » (de munitions fabriquées à l'étranger) (lire "Marché des armes de petits calibres : quelle souveraineté nationale ?").
Incroyable, non ?
 

De l’incertitude

Plus que tout, c’est aussi l’incertitude qui mine le moral de l’acheteur. Que va-t-il sortir du projet de loi sur les principes républicains ? Quels seront les impacts de l’obligation pour l’acheteur de vérifier que les salariés de ses prestataires les respectent, ces principes républicains (relire "[Interview] Vers une neutralité politique et religieuse à l’égard des salariés du titulaire d’un marché public ?) ?

Poussons encore. Un des points de tension issus de la loi ASAP, c’est la prise en compte de l’intérêt général pour permettre une passation sans publicité et mise en concurrence formalisée (relire "Seuils : Zapper le mécanisme de seuil au profit de la notion d’intérêt général ? Ça réagit !"). La DAJ se voulait rassurante, l’année dernière, en indiquant que ce sera par décret en conseil d’Etat que sera précisé ce "seuil" (?) de dispense. A cette date, on ne voit rien venir et rien de filtre, pour une loi "d'urgence"…

Inquiétant, non ?


 
Jean-Marc Joannès