Une commande publique « en mode défensif »

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"La prudence consiste donc à savoir distinguer des degrés de désavantage."
Machiavel


Fin 2022, l’Association pour l’achat dans les services publics (Apasp) fêtait ses 60 ans par une conférence intitulée "L’acheteur public en burn out" (relire "L’achat public en « burn out » : entre assimilation et nouveauté de la règlementation"). Bruno Le Maire, lors des vœux du ministère de l’Economie à Bercy, le 5 janvier 2023, indique que « le projet de loi sur la réindustrialisation verte occupera tous nos services (...) Nous voulons favoriser la commande publique nationale ». Le 10 janvier, le Conseil national des achats (CNA) rend publique son étude annuelle relative aux "Tendances et Priorités des Départements Achats en 2023" et considère que l’achat (au sens large, privé et public) passera en mode défensif (lire "Les priorités 2023 des services Achats selon le CNA/AgileBuyer").
Tous ces termes sont forts (ou maladroits : la notion de "favoritisme" n’est pas la plus appropriée quand on parle d’achat public !). Mais il s’agit bien de faire passer un message. Jusqu’à présent, l’achat public était considéré comme un outil de soutien à la relance de l’économie, à la gestion de la pénurie et, de façon générale, au soutien des politiques publiques.
Désormais, on passe à un stade supérieur d'alerte, qui concerne l'achat public lui-même.
 

Revue des troupes

Jean-Marc Peyrical, président de l’Apasp, passe en revue les troupes commande publique. Avec une appréciation alarmante : « Ce qui est peut-être plus contestable, ce sont les abus d’une instrumentalisation croissante de l’achat public à des fins qui le dépassent. On oublie souvent les fondamentaux, et le fait que l’achat public c’est avant tout une opération d’achat, avec des deniers publics, de la façon à la fois économiquement la plus efficace et la plus respectueuse possible du cadre juridique qui s’impose à elle ». Il alerte : « Cela finit par faire beaucoup et décourager certains et l’achat public doit faire face à une véritable crise de recrutement » (relire "L'APASP fête ses 60 ans ! « Former et informer : le travail ne s’arrête vraiment jamais…»").

Certes, le défi est lourd, mais il reste pour beaucoup motivant : « Nous rendons un service à nos clients, les prescripteurs, et c’est en fonction de leurs attentes que nous nous ajustons pour être les plus efficients possible, les plus performants avec nos équipes, et cela dans un cadre juridique. Nous devons être une aide, et non un poids, nous devons être les plus utiles et performants possibles car, à cause du Covid, nous sommes contraints de réaliser en quatre ans seulement ce qui aurait dû logiquement se faire en six ; seul un pilotage pointu nous permet de rattraper le temps perdu » (lire "Une journée avec… Yannick Tissier Ferrer : « En apprenant aux autres, j’apprends également »")
Et pour renforcer son impact, la commande publique locale se réorganise et joue la carte du regroupement (Lire "Poitiers coordonne les grands acheteurs publics de son territoire").
 

Les risques extérieurs

L’analyse du CNA / AgileBuyer "Tendances et Priorités des Départements Achats en 2023 : Inflation opportuniste, vraie relocalisation et risque Taïwan" pointe plusieurs difficultés à surmonter pour les acheteurs publics : les effets de l’inflation et la réponse à donner aux « fournisseurs profiteurs », la problématique majeure des prix de l’énergie et la gestion de la pénurie, entrainée par la situation internationale. Au final, selon l’enquête : les relations fournisseurs/ acheteur sont toujours plus déséquilibrées : « Pour 15% des directions achats, la majorité des fournisseurs profitent d’être en position de force pour pratiquer de l’inflation opportuniste. Et 81% des directions achats jugent que certains de ces fournisseurs la pratiquent » (lire "Les priorités 2023 des services Achats selon le CNA/AgileBuyer"). On en arrive à développer la notion de "risque fournisseurs" : « En 2023, 71 % des directions achats auront un objectif en matière de gestion des risques fournisseurs ».

Autre risque identifié, et sur lequel la rédaction se penche actuellement : les ententes. « Les ententes conduisent à une perte de confiance entre les acteurs : l’élu, les services techniques, l’assistant à maitrise d’ouvrage, le fournisseur ou le prestataire, les usagers et les citoyens ». Lesquelles prennent de bien nombreuses formes, nous révèle Jean Dulac, agent durant quarante ans à la DGCCRF (Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes) (lire "Démarches à suivre en cas de soupçon d’entente anticoncurrentielle").
 

Les risques endogènes

Les risques « internes » sont de deux ordres
D’abord, céder trop rapidement à la pression. Par "risque fournisseurs", il faut entendre, dans son acception positive, le maintien du tissu économique. Mais aussi, et en conséquence, les réponses à donner face à la hausse des prix et à la mise en avant de l’imprévision. La semaine dernière, Lillya Bechouche à la tête de la Direction des commandes publiques de la ville de Villepinte (relire "Une journée avec...Lillya Bechouche : "Innover, c’est aussi cela notre mission dans les collectivités"), ne masquait pas le problème : « La circulaire d’Élisabeth Borne nous permet de modifier les clauses de révision de prix pour de nombreux marchés. Cela nous vaut d’être submergés d’appels et de devoir traiter chaque demande au cas par cas ».
Le risque, ce serait donc de céder trop vite aux demandes des fournisseurs. Certes face à toute demande, notamment fondée sur l’imprévision, le gouvernement et la DAJ répètent que le fournisseur doit apporter toute justification à ses demandes d’indemnisation. Mais certains avocats alertent les acheteurs : l'imprévision n'a rien à voir avec la sauvegarde de la marge des entreprises. Autrement dit, elle ne vise pas à indemniser les surcoûts des entreprises, mais uniquement à assurer la continuité du service public. « Pour soutenir les entreprises, face à la pression de certains élus et à des demandes injustifiées notamment de grands groupes, l’acheteur doit éviter de s’engager dans des dispositifs de soutien qu’on ne manquera pas de lui reprocher par la suite. Ne vous mettez pas en danger ! Gare aux libéralités ! Inévitablement, on vous demandera des comptes. Ou encore, on vous reprochera d’être passé de la concession au marché public » (relire" Hausse des prix dans les contrats publics : « Restez calmes et ne cédez pas aux pressions !» "). .

C’est le second type de risque endogène : sous la pression, aller trop vite. Les chambres régionales des comptes ne cessent d’appeler à la vigilance sur la mauvaise définition des besoin et le recours à des sous-critères peu pertinents (lire "Etre discriminant : une caractéristique essentielle d’un critère d’attribution") ou encore sur la mise en place d’un délai de remise des offres trop court (lire "Stimuler la concurrence, c’est la garantie de recevoir une offre avantageuse") ; plus encore, sur une erreur fondamentale qui consiste à considérer qu’une noble cause exempte de mise en concurrence (lire "Marché public irrégulier : pas de fair-play pour le sponsoring d’un sportif") ; avec, à la clé, le risque sérieux et coûteux de requalification (lire "Délégation requalifiée en marché public : quelle indemnisation du "manque à gagner" du titulaire ?").

Autre risque : vouloir innover à tout prix : cette semaine, la CRC Centre-Val de Loire contrôle un choix d’allotissement peu commun : une opération ni scindée en lots techniques, ni en lots géographiques... mais divisée en lots financiers (lire "L’allotissement financier : un choix séduisant ou discutable ?").


Acheteurs publics, face à la pression interne aux risques extérieurs, en 2023, gardez la tête froide !