Jeu et réalités de la commande publique : le grand écart

  • 25/03/2021
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« Fais de ta vie un rêve, et d'un rêve, une réalité »
Antoine de Saint-Exupéry



L’Agence Française Anticorruption (AFA) lance une consultation sur le BOAMP. L’objet : le développement d’un "serious game" de sensibilisation à la prévention des atteintes à la probité anticorruption (lire "La probité, c’est une aventure sérieuse…").
Belle initiative, l’initiation par le jeu ! (qui répond peut être à la question de la France insoumise : relire "Corruption : "mais que fait l'AFA ?"). Mais si les agents n’étaient pas tenus par l’obligation de réserve, on aurait aimé les interroger, ceux du GHT Amiens Picardie (lire "Des lanceurs d'alerte à la direction achats du CHU Amiens Picardie"), pour leur demander si tout cela est bien sérieux...
 

Jouer sur toute la gamme

Ah, les vertus de la PQR (Presse Quotidienne Régionale) ! Dans son édition du 22 mars 2021 (p. 10), le Courrier Picard révèle que les salariés de la direction des achats du CHU Amiens Picardie disent devoir régulièrement «falsifier» des pièces de marchés publics... «toutes les semaines». Un des agents déclare à achatpublic.info que c’est devenu une « course en avant, quasi systématique, avec toute la gamme des "choses à pas faire en matière de commande publique" » et avec aucune volonté manifeste de rectifier le tir, malgré toutes les alertes internes.

Certes, achatpublic.info suit sa ligne éditoriale : ne pas "surjouer"la carte corruption (relire "Informer sans caricaturer"). Car, oui, les agents font souvent face à des consignes "limites" (relire "Commande publique : comment réagir face à l’ordre de commettre une infraction pénale ?" (1/2) et (2/2)). Mais le "politique"s’impose à l’acheteur public, quitte à se lancer régulièrement dans des annonces publiques qui "gênent aux entournures" (lire "Un message d’élu à "ses" entreprises locales").
 

Imperfections

Mais cette affaire est "trop significative" pour ne pas s’y attarder un peu plus. Elle révèle toute les imperfections du régime français de protection des lanceurs d’alerte, avec notamment l’obligation de diligenter, avant toute information extérieure, une procédure interne. Au GHT, les agents affirment avoir alerté les ressources humaines, les syndicats et la direction générale... sans effet. Et une fois que l’affaire remonte dans la presse, la direction de l’hôpital ("réponse du berger à la bergère", voire "souffler n’est pas jouer" ?)  indique avoir procédé le 10 mars à un signalement au procureur de la République « après avoir été alertée de la mise en ligne de documents confidentiels par ces agents sur « une plateforme non sécurisée ».

Reste donc à observer comment, en France, on se saisira de l’obligation de transposer la directive européenne 2019/1937 sur les lanceurs d’alerte, avant le 17 décembre 2021 (relire "vers un « renforcement » du statut du lanceur d'alerte") : « une occasion unique dont les pouvoirs publics doivent s’emparer pour faire évoluer le régime de protection des lanceurs d’alerte issu de la loi Sapin II afin d’améliorer la lisibilité du dispositif et de renforcer significativement les droits des lanceurs d’alerte» (relire "Lanceurs d’alertes : les préconisations de la défenseure des droits" ;"Alerte éthique et commande publique : une relation à fort potentiel !" et "[Interview] Lutter contre la corruption, c’est d’abord être transparent").
 

Une « ingénierie des achats »

L’autre écart, c’est celui qui sous-tend le "coup de gueule" de Jérôme Michon (lire "Une clause environnementale obligatoire ? Quand on veut faire bouger les lignes, encore faut-il le faire de manière efficiente") : « C’est totalement irréaliste d’opposer le volet économique à celui environnemental dans la commande publique ». Il dénonce ainsi une vision politicienne de la commande publique un "green washing" aux pistes éloignées de ce à quoi une connaissance minimum de la commande publique aménerait.
Récemment, et entre autres exemples, les acheteurs ont remis en cause l’idée "main stream" selon laquelle la relance de l’économie passe nécessairement par l’allègement des obligations de mise en concurrence (lire "La relance économique passe par la mise en concurrence de la commande publique").

Certes, Jérôme Michon fait partie de ceux, nombreux (relire "Projet de loi Climat et Résilience en matière de commande publique : Et les concessions et DSP ? " s'interroge France urbaine") qui ne comprennent pas que l’obligation d’inscrire une clause environnementale dans tous les marchés publics, telle que prévue par le projet de loi "Climat et résilience" ne vaudrait pas pour les concessions de marchés publics : « C'est précisément dans les concessions que le volet environnemental devrait être imposé systématiquement, comme dans les marchés de partenariat et les marchés globaux. Pourquoi les milliards d’euros dépensés chaque année dans les concessions ne devraient pas prendre en compte des enjeux environnementaux, alors que les petites commandes de quelques euros devraient le faire ? ».
 

L'exemple nordique

Son crédo : « Le vrai combat que toute personne soucieuse de la protection de la planète devrait mener est d’imposer dans la réglementation de la commande publique la prise en compte du "coût global" ou "cycle de vie" à la place du critère prix» (relire aussi "La méthode par coût global : un procédé à privilégier dans le choix de l’attributaire du marché").
« Trop compliqué, non ? », tente-t-on de lui opposer. Réponse cinglante : « Que les Français aillent faire un stage obligatoire dans les pays du nord de l’Union européenne : ils découvriront le retard considérable que l’on a en France : Il y existe au moins une dizaine de logiciels, dont certains sont gratuits et accessibles sur internet, de calcul du coût global ou du cycle de vie. Evidemment, ils supposent un travail plus important lors de l’analyse des offres et une demande d’informations plus développée aux candidats. Mais ils contribuent à faire un bon achat. »

La commande publique est peut être effectivement un jeu trop sérieux pour qu’on le laisse aux mains des "politiques", tentés par le jeu plus simple du "green washing"…

 
Jean-Marc Joannès