« Une réponse collective coordonnée »

  • 06/03/2020
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"Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise"
Jean Monnet

Ce 28 février 2020, le ministre de l'Economie et des Finances annonce de nouvelles mesures «pour soulager les entreprises». Bruno Le Maire indique que le coronavirus sera considéré comme un cas de force majeure. Le communiqué de presse précise : « En clair, cela signifie que l'Etat n'appliquera pas de pénalités si jamais il y a un retard de livraison de la part des PME ou des entreprises pour tous les marchés publics ». Ce nouveau geste envers les entreprises se veut une mesure de bonne gestion des conséquences annoncées de la crise du corona virus.
Etre calme et refuser de céder à la panique, cela n’empêche pas, bien au contraire, de s’interroger sur la nature d’une telle annonce. Ce qui surprend, c’est le degré d’anticipation extrême qu’elle sous-tend : jusqu'au contentieux ! Elle rappelle aussi la tentation de tout gouvernement de jouer sur l’émotion nationale (relire "L’émotion nationale, un nouveau critère ?").
 

Force majeure

Un ministre peut-il, par avance, décréter la conduite à tenir pour tenir compte des conséquences contentieuses d’un événement de force majeure ? La force majeure est bien inscrite dans le marbre du code de la commande publique (CCP, art. L. 6) et dans la pratique contentieuse de la commande publique (relire aussi notre article "La fin du contrat avant l’heure (3/3): les causes extérieures"). Mais n'oubions pas que la force majeure reste une entorse au principe de la force obligatoire du contrat : elle résulte d’un changement fondamental de circonstances qui peut déboucher sur la résiliation/résolution d’un contrat lorsqu’il affecte en profondeur son équilibre initial. On peut alors s’interroger : à partir de quel dégré un retard est à même de bouleverser l’économie d’un contrat ? Ou, autre façon de poser le problème, à compter de quel laps de temps un retard confine-t-il à l’inexécution ?
La force majeure, c’est aussi un évènement qui se distingue par son caractère imprévisible et irrésistible. Si la propagation d’un virus est imprévisible, irrésistible et extérieure aux parties, force est alors de reconnaître que le corona virus n’est pas la seule épidémie à prendre en compte... Ni le seul type d’évènements susceptibles d’entraver, de façon extérieure et irrésistible, la bonne exécution d’un marché !
 

Séparation des pouvoirs

L'annonce de Bruno Le Maire pose la question de la séparation des pouvoirs. Ni plus, ni moins. « En cas de litige, ce sont les tribunaux qui décident si l'événement relève de la force majeure», rappelle pourtant le site "servicepublic.fr".
De toute façon, il n’est jamais assuré que le juge administratif fasse preuve d'une grande souplesse en matière de pénalités de retard. Elles sont applicables "objectivement", au seul motif qu’un retard dans l’exécution du marché est constaté et alors même que le pouvoir adjudicateur n’aurait subi aucun préjudice (CE 19 juillet 2017, Société GBR Ile-de-France, req. n° 392707). Le Conseil d’Etat (CE 1er juillet 2015, Office public de l'habitat de Loire-Atlantique req. n° 384209) a même jugé qu’une modification unilatérale des pénalités de retard remet en cause les conditions de la mise en concurrence initiale et, par là, le marché lui-même.
 

« Loyauté préventive » 

L’annonce de Bruno Le Maire s’inscrit-elle alors dans le cadre la « loyauté contractuelle » ? Ce principe a pour but d’instiller plus d’équité dans le règlement des litiges. Mais pour le Conseil d’État (CE 7 décembre 2015, Syndicat mixte de Pierrefonds, req. n° 382363), "le principe de loyauté des relations contractuelles n’impose pas à la personne publique d’informer préalablement son cocontractant des mesures d’exécution du contrat qu’elle entend prendre". Aucune obligation d’agir loyalement ne pèse donc sur l’administration dans la conduite des relations contractuelles.
Et si l’appel du Gouvernement a pour principal objet d'enjoindre les acheteurs publics à faire preuve d'une plus grande "souplesse" envers leurs fournisseurs, il faut alors s’interroger : dans quelle mesure ce qui vaut pour une épidémie ne vaudrait pas aussi pour toutes les autres situations d’ampleur, du fait desquelles les prestataires éprouvent des difficultés d’approvisionnement ou de livraison (des intempéries, des grèves...) ?
Cet appel du 28 février à la "clémence contentieuse", sous couvert d’équité ou de loyauté, comporte décidement une forte dose d'imprécision et de subjectivité !

Plus prudente, le 2 mars, la Direction générale des entreprises annonce, parmi les mesures d’accompagnement mobilisables pour les entreprises impactées, la mise en place d'un "appui au traitement d’un conflit avec des clients ou fournisseurs". La Commission européenne, elle, met  en place une « coronavirus response team ». Tout au long de sa conférence de presse le 2 mars, elle ne cesse de martèler, après avoir noté que les gouvernements ont pris « à tous les niveaux » une série de mesures, qu’il faut désormais « une réponse collective coordonnée »... Laquelle doit aussi prendre en compte la commande publique et la chaîne d’approvisionnement.

Jean-Marc Joannès