Fissures et brèches dans la commande publique

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« Le génie surgit dans la brèche de l'incontrôlable, justement là où rode la folie »
Edgar Morin


Rarement un avis du Conseil d'Etat n'avait été attendu à ce point ! Face à la hausse des prix, quelles sont les solutions pour les acheteurs publics, lorsque prestataires et fournisseurs assurent ne plus être en mesure d'exécuter le contrat ? Une révision "sèche" du prix est-elle envisageable ou bien le prix reste-t-il intangible ? L'Assemblée générale du Conseil d'Etat avait rendu son avis le 15 septembre ; le Gouvernement le publie le 21 septembre, en début de soirée. L'"intangibilité du prix", c'est un principe. Et donc, il connaît des exceptions, que le Conseil d'Etat précise.
Au final, oui, la révision sèche du prix ou de la durée du contrat est possible (lire "Révision sèche du prix dans les contrats publics : le "oui" encadré du Conseil d'Etat"). La DAJ publie le même jour, à la même heure, une fiche technique dédiée. L'arsenal explicatif est donc prêt. Il était temps : avec la crise économique, certains principes fondamentaux de la commande publique commencent à être tordus....
 

Refiler la facture

Il y a urgence à ce que des règles claires soient fixées. L'université de Strasbourg annonce le lundi 19 septembre un plan de sobriété énergétique justifié par la hausse conséquente du prix du gaz et de l'électricité. Parmi les mesures décidées, la fermeture des bâtiments universitaires deux semaines de plus cet hiver, avec une semaine de fermeture pure et simple, et une semaine de cours en distanciel.
Ce qui amène à une double réflexion. D’une part, la continuité du service public ne sera donc pas assurée pendant une semaine ; d’autre part donc, avec le distanciel, le coût énergétique est reporté sur les étudiants, qui devront se chauffer, s’éclairer et alimenter leur ordinateur... à leur frais. Finalement, sauf à considérer que l’étudiant est par principe peu frileux ou dispose de plus de moyens que l’université, la solution consiste, d’une part à cesser l’activité ; d’autre part à lui refiler la facture énergétique.

Cette méthode de gestion des coûts énergétique n’est pas loin de celle utilisée par la société Vert Marine, dont le coup de force, consistant à fermer des piscines dont elle assure la gestion déléguée, en violation totale du principe de continuité du service publique et de respect de ses obligations, ne serait-ce que d’information, envers son déléguant, lui a permis d’obtenir d’une part, des "négociations" ; d’autre part l’alimentation en énergie par les collectivités elles-mêmes, avec les tarifs préférentiels dont elles bénéficient (lire "Concession d’exploitation de piscines : Vert Marine a-t-elle gagné son bras de fer ?").
Il y a bien là une brèche dans les principes fondamentaux de la commande publique ; une atteinte manifeste à la continuité du service public ; un abandon total des conditions intrinsèques de la délégation/ concession de service public, qui veut que le délégataire concessionnaire assure les risques d’exploitation. Si ce dernier principe venait en pratique à disparaître, on pourrait alors s’amuser à lister les différences entre marché public et concession (relire "Concessions et marchés publics : le grand rapprochement ?")

Pour l’heure, le Gouvernement annonce prendre des mesures d’urgence : les communes ayant un budget de moins de 2 M€ bénéficieront du bouclier tarifaire en 2023, annonce la première Ministre. Lors de sa conférence de rentrée du 15 septembre, l’Association des maires de France et des présidents d’intercommunalités salue la mesure... mais s’interroge : est-ce suffisant, si l’on considère que ce ne sont en général pas ces petites communes qui gèrent les équipements les plus énergivores ? « Une annonce à grand bruit... et à bas coût !».
 

Colmater

"Fissures et Brèches", titrons nous. En effet, pour certains acheteurs, la situation n’est pas aussi dramatique et les outils du Code de la commande publique permettent, pour l’instant, de faire face (relire " Dans l'attente de l'avis du Conseil d'Etat : « Il nous faut de l’agilité sur les prix "). Et les plus positifs attendent que la boîte à outils s’enrichisse de nouveaux outils, comme le "Power Purchase Agreement", qui pourrait permettre aux collectivités de réduire le montant de leur facture… tout en achetant de l’électricité "verte". Le "PPA" est un contrat conclu directement entre un producteur d’électricité et un consommateur. Il n’y a pas de fournisseurs qui jouent les intermédiaires. Cette relation directe permet aux parties de négocier directement les prix. Il suffirait "juste" de bien l’articuler avec quelques principes forts de la commande publique : « la contrainte identifiée est celle de la durée trop courte des marchés publics, notamment dans les accords-cadres où elle est limitée à quatre ans pour les pouvoirs adjudicateurs et huit ans pour les entités adjudicatrices » (lire "Fin de la volatilité des prix de l’électricité avec le Power Purchase Agreement ? " - relire aussi "Achat public d’électricité : le recours aux corporate Power Purchase Agreement").

Par ailleurs, de nouvelles mesures d'assouplissement  de la réglementation "commande publique" sont annoncées, principalement en direction des entreprises de BTP  (lire "Marchés de travaux : de nouveaux assouplissements pour les entreprises") : « Nous nous donnons 6 mois pour prendre de nouvelles décisions avec pour ambition de simplifier la vie des entreprises BTP, en conciliant climat et croissance »  annonce le 22 septembre Bruno Le Maire.
 

« Black-out territorial »

Après les piscines, puis les Universités, d’autres services publics pourraient être impactés. Nicolas Charrel évoque les patinoires, les remontées mécaniques…. L’avocat rappelle que le bouleversement de l’économie générale s’apprécie sur la durée de l’acte contractuel. Si le phénomène est temporaire, c’est au délégataire d’absorber le choc, puisque dans une concession, il assume le risque d’exploitation. Par ailleurs, une collectivité publique qui accorde une indemnité à son titulaire, dans une période difficile alors que l’imprévision n’est pas caractérisée, est un choix qui peut faire l’objet d’une contestation par un tiers y compris de la part des préfets dans le cadre de contrôle de légalité (lire "L’envolée des prix de l’énergie fait-elle voler en éclat les principes de la commande publique ?")
Au rang de plus alarmistes, l’association des petites villes de France (APVF) décroche le prix de la "formule choc". Lors de ses assises les 15 et 16 septembre et son président, Christophe Bouillon, estime que les mesures annoncées, restent et alerte sur le risque d’un "black-out territorial" et la fermeture massive d’équipements et de services publics. Un « black out » qui commence en effet, dans certaines communes, par l’extinction des éclairages nocturnes...


Si aucun principe juridique clair ne vient rapidement cadrer la gestion des prix dans les contrats publics, la hausse des prix de l’énergie pourrait nous obliger à réfléchir à ce que sont les services publics "essentiels "... et les autres.
De vastes débats politiques et sociétaux en perspective.