Commande publique : le «plus»… ou le «mieux» ?

  • 16/04/2020
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« Les vrais besoins n'ont jamais d'excès »
Jean-Jacques Rousseau


« Il va falloir mettre un sacré coup de collier ! ». C’est en substance le message distillé, de façon plus ou moins assumée, par le gouvernement pour préparer "l’après covid-19".
Avant d’en demander "plus", ne serait-il pas plus opportun de demander de faire "mieux" ?
 

Arnaque 

C’est une alerte que lance Jérôme Michon : « le régime d’exceptions adopté s’est axé sur la sauvegarde des intérêts des entreprises et sur la dispense de mise en concurrence » (relire "L'ordonnance Covid-19 est résolument tournée vers les intérêts des entreprises"), mais il n’a pas exonéré de bien des obligations prévues dans le Code de la commande publique. « De nombreux acheteurs mènent leurs actions à l’aveugle, face à de fausses sociétés ou de nouveaux intermédiaires ayant identifié le filon du business des masques et autres équipements chinois...»

Personne n’est épargné par des tentatives d’arnaque. Sur la messagerie d’achatpublic.info, nous avons reçu cet étrange message : « Pour information, au regard de la demande mondiale, les fabricants chinois n’ont plus de stocks (la production se fait uniquement sur commande) et le transport aérien depuis la Chine est pratiquement saturé. D’ici quelques jours, il sera quasiment impossible de faire fabriquer et livrer des masques en France, depuis la Chine, avant mi-mai. Et si vous souhaitez recevoir des masques avant mi-juin, il faudrait les commander sous 15 jours. Dans cette situation difficile, nous sommes à votre disposition pour vous organiser un entretien avec un Spécialiste en sourcing de masques, afin qu’il vous propose un agenda réaliste de livraisons ».
Il ne manque plus que les mentions "règlement comptant en avance sur ce compte aux îles Caïman"…

Ce que constate Jérôme Michon (lire "Il y a urgence à lister toutes les règles minimales que l’on doit respecter"), c’est que les acheteurs publics sont amenés parfois à prendre des décisions dans l’urgence, quitte à balayer bien des règles de droit minimales. « J’espère que certains contribuables ne demanderont pas des comptes, quand la situation sera redevenue normale et, qu’alors, les magistrats sauront faire largement droit aux circonstances exceptionnelles ».
 

Les contribuables à l’affût ?

Une alerte qui pourrait s’avérer fondée. Le recours des contribuables locaux et la reconnaissance de leur intérêt à agir, viennent d’être reconnus par le Conseil d’Etat (lire "Le recours "Tarn et Garonne" élargi aux contribuables locaux"). Certes, ans la mesure où la lésion alléguée de leurs intérêts à raison d’un contrat public réunisse une double condition de probabilité et de taille. Une extension annoncée par le rapporteur public Bertrand Dacosta. Il avait reconnu dans ses conclusions sur l’arrêt "Tarn et Garonne" qu’il est « légitime qu’un tiers se prévalant de [la] qualité [de contribuable] puisse contester un contrat dont l’exécution est susceptible de peser de façon significative sur les finances locales »... Mais avec une mesure de précaution pour que l'action publique locale ne soit pas paralysée : il excluait que « tout euro dépensé dans un cadre contractuel lui ouvre un intérêt à agir».
 

Respect et bon sens

Tous les prestataires n’appellent pas à la contestation de la commande publique ou au contournement de ses règles. Certains appellent plutôt au bon sens des acheteurs publics. Bénédicte de Lataulade, présidente de l’Association des consultants en aménagement et développement des territoires (ACAD) les en conjure (lire sa tribune "Élus et acheteurs publics, ne mettez pas les bureaux d’études à l’arrêt !") : il faut poursuivre par tous les moyens possibles les missions déjà engagées, analyser les offres des consultations en cours, maintenir les séances de commissions d’appel d’offres, et toutes les réunions prévues. A défaut, « Les collectivités courent le risque de voir disparaître le tissu économique de proximité et des prestataires avec qui elles avaient noué des relations de confiance».
Le retour à la normale que Bénédicte de Lataulade appelle de ses vœux réside, d’abord, dans le respect des prestataires : les mesures d’accompagnement qui se mettent en place (report ou étalement des charges, facilités de crédits, chômage partiel…) ne doivent pas faire oublier que les créances des entreprises avec le secteur public représentent de manière permanente près de 50% de leur chiffre d’affaires. « Nous sommes encore trop nombreux à constater que le délai moyen est plus proche de 60 jours que des 30 jours règlementaires.»
 

L'architecture idéale de la concession 

Un appel au bon sens qui vaut aussi pour les concessions de service public, explique Maître Nauleau (lire "Les concessions, un modèle capable d'absorber la crise Covid-19"). Certes, l'architecture du contrat de concession permet d’absorber un surcroit d’activité. On peut en effet jouer de sa plasticité. Mais si le délégataire a originellement été choisi pour ses capacités à assurer la continuité du service public et dispose de marges de manoeuvre, le délégant peut aussi anticiper ses difficultés. Plusieurs mesures de soutien sont possibles pour lui permettre d'adapter à la situation particulière la gestion du service public : suspendre ou annuler certaines charges, voire même en envisager la suspension des délais d'exécution ou leur aménagement. L’avocat rejoint ainsi la présidente de l’ACAD : les personnes publiques auront besoin du concours de tous leurs prestataires pour redémarrer après le confinement.
 

Plier sans rompre : la Commission UE se fait mal

Pour notre dose hebdomadaire de circonspection, relisons cette communication de la Commission qui entend assouplir la coordination (bel exercice de contournement pour éviter d'avoir à écrire "entente" !) entre entreprises (lire"Pratiques anticoncurrentielles: covid-19 oblige, la Commission met (un peu) d’eau dans son vin"). La Commission annonce «un cadre temporaire pour donner des orientations en matière de pratiques anticoncurrentielles aux entreprises qui coopèrent en vue de réagir à des situations d'urgence liées à la pandémie actuelle de coronavirus »… Même si « Une telle coordination serait, en temps ordinaire, contraire aux règles de concurrence. » Si  elle se dit prête à délivrer une "lettre administrative de compatibilité", elle prévient : « Les entreprises ont la responsabilité d'apprécier elles-mêmes la légalité de leurs accords et pratiques. » Plus loin : « Les infractions aux règles de concurrence commises à la faveur de la crise ne seront pas tolérées ».

C’est peut-être bien la Commission qui a trouvé la bonne formule : "il faudra faire plus ET mieux… mais, de toute façon, comme avant".
 
Jean-Marc Joannès