L’achat public, "de la forge" à la frondaison

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"La pensée est le labeur de l'intelligence, la rêverie en est la volupté"
Victor Hugo


Comme une petite suée d’inquiétude, lors du café de ce matin, pourtant frileux, du 11 janvier : au Journal officiel, un arrêté, certainement à signaler aux abonnés d’achatpublic.info, «portant approbation d'un cahier de clauses de livraison continue numérique».
 

Surréalisme matinal

Pas facile, pour quelqu’un d’assez béotien, voir "hermétique" au langage informatique. Quelqu’un pour qui « BO » signifie plus "bande originale" que "back office". Mais bon, quand faut y aller…
Et puis… miracle ! Un second café avalé, l’étude de cet arrêté du 14 décembre 2021 prend un aspect amusant, voire surréaliste. On y découvre des expressions bien singulières, comme « la mise en œuvre de tests automatisés sans crainte de régression ». Voire même surréalistes, comme « la forge logicielle » (lire "Commande publique de logiciels : un cahier de clauses de livraison continue").
 

Cogitations digestives

A la pause-déjeuner (soyons honnête, au cours de l’assoupissement digestif), on cogite un peu plus. On se rappelle que la veille au soir, on était sur un tout autre registre, en tentant de synthétiser le guide de la Direction des achats de l’Etat (DAE) "Fin du plastique à usage unique – Recueil de solutions et bonnes pratiques pour les acheteurs de l’Etat et de ses établissements publics". Un guide très documenté, précis, sur les nouvelles obligations des acheteurs de l’Etat qui doivent désormais veiller à ce que tous leurs achats portant, pêle-mêle, sur les carafes, mugs et autres gobelets en plastique, s’inscrivent bien dans la commande publique durable. De fait : « Important utilisateur et donneur d’ordre, l’Etat porte une responsabilité en matière d’exemplarité et d’incitation du secteur économique vers des modes de production plus responsables au service des politiques publiques environnementales et sociales » (lire "Fin du plastique à usage unique dans l’Etat : le guide de la DAE"). L'exemple par le mug, en quelque sorte...

Décidemment, ces deux documents ne sont pas anodins... et en lien. Ils illustrent le changement de paradigme de l’achat public. "Changement de paradigme" plutôt que "nouvelle donne", parce que cette dernière expression ((outre qu’elle révèle une certaine paresse journalistique), laisse entendre que l’on s’inscrit dans un jeu de hasard. Or il n’y a certainement aucune part de hasard dans l’extension exponentielle de l’achat durable.

Une extension trop rapide ? Peut être. On se souvient notamment de ce décret "à caractère correctif" du 4 janvier 2022. Il détermine les situations dans lesquelles l'Etat et ses services peuvent déroger à l'interdiction d'achat de plastique à usage unique, en vue d'une utilisation sur les lieux de travail et dans les évènements qu'ils organisent (relire "Achats de produits en plastique à usage unique : dérogations pour la santé et la gestion des risques"). Et oui : beaucoup d’achats destinés à faire face à la pandémie (masques, tests et autres ustensiles) sont à base de plastique…
 

Afternoon tea

A l’heure du petit gâteau sec pour accompagner le thé, on poursuit la réflexion : « Du gobelet au logiciel… quel vaste champ ! ». L’achat public durable tient bien la corde de l’actualité. Au point même, que parfois, le côté "performance"de l’achat semble éclipsé. : le «quoi qu’il en coûte» s’imposerait donc aussi à l’acheteur public ?
On l’a constaté récemment, à nouveau s'agissant de l’achat de masques (relire "Achat hospitalier de fournitures et équipements critiques : «Mais achetez français !"). Une instruction de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) du 15 décembre 2021 relative à la sécurisation du processus d’achat de fournitures et équipements critiques reconnaît que « l’efficacité du dispositif repose sur la capacité à faire émerger des offres industrielles qui soient viables auprès des acheteurs hospitaliers finaux, bien qu’à un prix supérieur aux offres non européennes ».
D’ailleurs, le guide de la DAE, lui aussi, n’élude pas "les questions qui fâchent" : si le recours aux plastiques biosourcés présente des avantages, il implique aussi « des coûts plus élevés », pour « un impact environnemental à démontrer ».
 

Début de soirée pensif

Le "quoi qu’il en coûte" dans la commande publique, même à l’heure du dîner, cela peut paraître difficile à avaler pour les acheteurs bien souvent biberonnées au sacro-saint principe de la préservation des deniers publics… D’autant que l’on ne cesse de le rappeler à l’ordre sur le respect des "fondamentaux" de la commande publique.
Là aussi, on observe un phénomène d’extension, avec cette œuvre très didactique des chambres régionales des comptes. Ici, une "observation" rappelle que la commande publique ne se préoccupe pas des bonnes relations et des liens créés entre un acheteur et son fournisseur (relire "L’attachement à un "bon prestataire" ne permet pas de déroger au code de la commande publique"). Là, une autre rappelle que dans un bon de commande, le pouvoir adjudicateur a l’obligation de déterminer les quantités... commandées (lire "L’envoi d’un bon de commande ne comprend pas de quantité "estimée"").

Pour autant, l’achat durable est en marche… forcée ? On pense notamment à des institutions incontournables comme l’Ademe. En partenariat avec Alliance Ville emploi, l’agence va appliquer une clause d’insertion à ses commandes publiques en général, à ses études, prestations intellectuelles et marchés de services en particulier. Avant d’y conditionner ses subventions (lire "L’ADEME généralise la clause d’insertion"). Si elle entend « dédramatiser la clause sociale, faire en sorte qu’elle soit applicable à condition, simplement, d’anticiper les choses », à terme, l’objectif est bien d’étendre la clause d’insertion et sa logique à l’examen des demandes de subvention qui sont adressées à l’ADEME...
 

Onirisme nocturne

L’achat durable, "la commande publique responsable", ce n’est donc pas un virage, mais bien une extension protéiforme et rapide. Le socle des fondamentaux, solidement enraciné dans le respect des grands principes de la commande publique, reste immuable. Mais la frondaison, elle, se développe immuablement … et à grande vitesse.

Une vision quelque peu onirique, non ?