L’achat public, des « recoins » du code aux nouveaux impératifs économiques

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"L'espérance est un risque à courir"
Georges Bernanos


 
La régie intéressée ? Avouez que ce montage contractuel un peu particulier, vous ne l’aviez plus en tête. Il y a régie intéressée lorsque « la collectivité finance elle-même l’établissement du service dont elle confie l’exploitation et l’entretien à une personne physique ou morale de droit privé qui assure la gestion pour le compte de la collectivité, moyennant une rémunération qui n’est pas assurée par les usagers mais au moyen d’une prime fixée en pourcentage du chiffre d’affaires, complétée d’une prime de productivité et éventuellement par une part de bénéfices. Tous ces éléments de la rémunération de l’exploitant sont versés par la collectivité elle-même à son régisseur intéressé ». C’est donc un montage hybride, entre marché public, avec une rémunération qui ne dépend pas de l’exploitation, et DSP, puisque le titulaire assure l’exploitation et l’entretien.
Me Yves Delaire nous rappelle cette semaine ce modèle de gestion un peu particulier, et tout cas pas très courant (lire "La régie intéressée, "no man's land" de la commande publique").
 

"Garanti sans risque"

Poursuivons un peu la comparaison : c’est donc une régie assurée par un tiers... ou alors, une concession assurée par un tiers, mais dont la rémunération est "garantie sans risque". Etonnant, non ? Non.

D’abord, on la rencontre plus souvent qu’on ne pourrait l’imaginer (relire, en 2013" PPP piscine : pour l’instant la CC du Controis nage dans le bonheur"). Le Conseil d’Etat, dans son rapport annuel 2010, avait abordé (avec réserve)s la nature juridiques de ce montage. La section administrative relevait que les caractères propres de la régie intéressée « conservent des marges d'incertitude préjudiciables à la sécurité juridique des collectivités territoriales qui y recourent et des opérateurs économiques qui s'y engagent » (relire "Arbitrage et marchés publics").

Pour ceux qui visent une certaine garantie sur un bien ou un service, hors « code » et déconnecté de la loi de l’offre et de la demande, ça cogite aussi. Viennent en tête les avancées menées par Gilles Pérole : la commune de Mouans-en-Sartoux a créé sa propre unité de production agricole, et s’est affranchie des difficultés d’approvisionnement liées au code de la commande publique. « S’il avait fallu ne s’en tenir qu’à la logique de l’offre et de la demande, ce résultat n’aurait sans doute pas été possible. D’une part, le département compte très peu d’agriculteurs, d’autre part la grande majorité des fermes de taille familiale ne sont pas familiarisées ni équipées pour répondre aux appels d’offres des collectivités » (relire [Tribune] " Restauration collective : et si on sortait les achats alimentaires bio et durables du code de la commande publique ?").
Même si l’on reste sur un modèle classique de régie, il y aurait des secteurs sensibles, comme l’alimentation, pour lesquels, dans un contexte de raréfaction des moyens des collectivités, pourraient pousser vers un glissement du modèle "régie" au modèle "régie intéressée"...
 

Convergences

Ajoutons que le rapprochement marché public et concession et DSP n’est pas non plus une surprise. Il existe des points de convergence, notions-nous encore récemment : « Poussé par les logiques concurrentielles, le régime juridique des deux pendants du droit de la commande publique, les concessions et les marchés publics, tendent à s’assimiler voire se calquer » (relire "Passation des DSP : vers un alignement avec les marchés publics ?"). Même si Me Delaire, qui a également étudié ce rapprochement (relire "Concessions et marchés publics : le grand rapprochement ?" avait quelque peu tempéré le propose : "Rapprochement" n’est pas "remplacement"
Pour l’instant, ce rapprochement joue principalement sur les conditions de mise en concurrence. Et « L’élément majeur de distinction entre les deux régimes réside dans le risque supporté par le cocontractant de l’entité publique ».
 

Risque d’exploitation anéanti... ou transféré

Le risque d’exploitation est un « risque d’exposition aux aléas du marché, qui peut être soit un risque lié à la demande, soit un risque lié à l’offre, soit un risque lié à la demande et à l’offre » (considérant n°20 de la directive 2014/23/UE). Revenons alors sur l’absence de prise en compte du risque dans l’exploitation d’un service public par un tiers. Est-ce vraiment exceptionnel ? Peut-être plus pour très longtemps, si l’on suit à la lettre l’interprétation donnée par la DAJ de l’avis du Conseil d’Etat du 15 septembre 2022 sur la modification du prix dans les contrats publics

D’abord, sur le principe, Me Yvon Goutal alerte : « L'imprévision n'a rien à voir avec la sauvegarde de la marge des entreprises Autrement dit, elle ne vise pas à indemniser les surcoûts des entreprises, mais uniquement à assurer la continuité du service public» (relire" Hausse des prix dans les contrats publics : « Restez calmes et ne cédez pas aux pressions !» ").
L'imprévision porte aussi un sujet d’inquiétude majeure sur lequel nous alerte l’avocat Nicolas Charrel. Là, on ne "redécouvre" pas un modèle de gestion peu connu : on opère un transfert du risque économique, pour soutenir les entreprises,, au risque de faire muter les fondamentaux du modèle concessif. Avec l’imprévision, « l’acheteur risque de devoir payer plus que ce qu’il serait à même de négocier » (relire "Un bon avenant vaut mieux qu’un recours à la théorie de l’imprévision").
 

Perte d'équilibre

L’inquiétude provient de la lecture donnée par la DAJ de l’assiette de l’imprévision, selon laquelle le bouleversement de l'équilibre économique du contrat est apprécié par période d’imprévision, de sorte qu’une indemnité d’imprévision peut être versée, même si l’équilibre du contrat n’est pas bouleversé sur toute sa durée. Autrement dit, il y aurait un changement de paradigme : l’existence d’un bouleversement de l’économie générale du contrat s’étudierait à l’aune de circonstances temporelles (relire "Pas d’intangibilité pour l’imprévision : l'indemnité revue par le Conseil d’Etat ... et la DAJ").

Autrement dit, dès lors que l’assiette du bouleversement de l’économie du contrat ne se calcule pas au regard du montant total, mais sur une période donnée, le versement de l’indemnité d’imprévision n’est plus conditionné, de fait, par un bouleversement de l’économie générale du contrat (Relire [Interview] "La nouvelle approche de l’imprévision se fait au détriment des intérêts des acheteurs publics" . Ce que redoute l’avocat, c’est que les cocontractants d’un contrat administratif s’appuient sur la fiche de la DAJ, à la moindre difficulté d’exécution, pour faire valoir une demande d’indemnisation.
On ne dispose pas encore de remontées mesures des demandes des entreprises. Il serait peut être bon de quantifier cela (en allant jusqu’à la création d’un "observatoire de la contrepartie"?).

Dans ces conditions, le critère de la prise en charge du risque d’exploitation n’existerait plus. Avec cette nouvelle approche de l’imprévision et dans le contexte de la crise liée à la hausse des prix, et en vertu de la volonté de soutenir les entreprises dans la succession de crises, on redécouvre, la encore, la régie intéressée...


Assurément, de quoi cogiter pendant les fêtes de fin d’année... que la rédaction d’achatpublic.info vous souhaite bien bonnes !