Ces acheteurs décontractés et sans complexe

  • 06/05/2020
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"Le droit est l'ensemble des conditions qui permettent à la liberté de chacun de s'accorder à la liberté de tous"
Emmanuel Kant


Tous les acheteurs publics sont-ils logés à la même enseigne ? Ou plutôt, sont-ils égaux devant le stress ? Visiblement, non. La semaine dernière, nous avons relaté l’exaspération de nombre d’entre eux, "au bord de la crise de nerf", principalement en raison de la pression de leurs élus et autres responsables politiques qui, par injonctions, les poussent à franchir le Rubicon du droit de la commande publique, et parfois du bon sens (relire "L'achat public entre crise de nerfs et rires nerveux").

Cette semaine, les propos recueillis auprès de certains acheteurs sont d’une toute autre teneur. Ils font face à la situation sans complexe. Sans se poser de questions théoriques. Une forme de pragmatisme que nous avions déjà relevée (relire, à propos, déjà, de pénuries de médicaments et en matière de santé, "Santé : des stratégies nationales... une anticipation locale"). Sauf que la crise et les errements dans l'achat de masques et de matériels médicaux, plus souvent annoncés qu'ayant fait l'objet d'une livraison en bonne et due forme, sont passés par là. Et les ont renforcés dans la certitude, en toute bonne foi, que  nécessité fait en effet loi.


Open bar !

Ce qui frappe, c’est que certains vivent vraiment cette parenthèse comme un champ de liberté d'initiative (lire "D'Est en Ouest, les acheteurs publics tiennent la barre [Cash Interview]"). Pour celui-ci, « De toute façon, en ce moment, on fait un peu ce que l’on veut… La loi d’urgence sanitaire a bien montré que l’on pouvait faire exploser le carcan administratif sur bien des points. C’était "open bar"  auprès des préfectures » !
Ils ne le disent pas comme ça, mais ils entendent même tirer profit, pour leurs futurs achats, des solutions pragmatiques qu’ils mettent en œuvre avec les filières locales qu’ils renforcent. Ainsi, l’un affirme : « Nous avons continué nos relations avec des producteurs de proximité et mis en place de nouveaux partenariats avec d’autres. Et nous pouvons espérer un retour de la part des producteurs locaux que nous avons sollicités et donc soutenus pendant la crise ».
Le cap est sûr, tourné vers l’objectif plutôt que soucieux d'une procédure orthodoxe. Le crédo ? Sur le terrain, il faut savoir ne pas se poser trop de questions : « Il y a des outils ; je les utilise. » Et au sujet des producteurs locaux, la ligne est claire : « A vrai dire, les producteurs locaux vont même y gagner, avec la hausse des prix et les liens ainsi crées directement ». D’où le retour d’ascenseur escompté...

Des propos assumés et nimbés d’ accents de vérité qui ont de quoi désarmer le juriste: « Le droit de la commande publique n’est pas adapté à ce genre de crises. Pour tout vous dire, on peut s’en passer ».
"Open bar", aussi, auprès des élus : « Les élus nous appuient, voire nous poussent : ils veulent soutenir les activités locales ». Faire sans le code… l’idée fait son chemin (lire "L’ADCF demande un « Grenelle de la commande publique"). Même au Sénat (relire "Pour déconfiner, faisons fi du code de la commande publique !").
Pour Gilles Pérole, la crise aura révèlé à ceux qui en doutaitent encore toutes les vertus de l’achat local. « Toutes les collectivités qui travaillent sur ces problématiques ont pu être beaucoup plus réactives et dans la solidarité avec les producteurs locaux que les grandes villes» (lire "Je crains le retour du carcan administratif "). Il se dit impressionné par la réactivité et l’adaptabilité du tissu économique local.
 

Le recours à la force, preuve de faiblesse

Il est vrai qu’au niveau de l’Etat, empêtré dans des achats tardifs, si ce n’est hasardeux, la solution, c’est de recourir à l’"anti commande publique", c’est-à-dire la réquisition (lire "Réquisition et Achat public : aux antipodes, malgré une même fonction"). Même si en théorie, la réquisition n’est qu’un outil "subsidiaire ", elle permet d’ordonner la fourniture de biens ou de services sans qu’aucune offre ne soit proposée en réponse à un besoin exprimé… Trop facile ! Et « Compte tenu de la diversité des régimes, il n’est pas possible d’établir des règles générales exhaustives pour l’adoption de l’acte de réquisition » nous explique le cabinet LexCase.
 

Le retour du carcan

Alors si certains vivent très bien cette liberté, ils redoutent d’autant le retour à la normale (lire "Je crains le retour du carcan administratif"). Ce n’est pas thérorique. Dans cette petite commune bretonne : tous les acteurs du chantier, maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, entreprises attendent une autorisation administrative … qui ne vient pas. Le coordonnateur sécurité ne donne aucune réponse quant à l’autorisation de reprise : « Il bloque tout depuis plus de deux semaines ! Alors oui, il s’agit de la sécurité des personnes, et il ne s’agit pas de jouer avec. Mais ce que le chantier attend, c’est juste une réponse, quelle qu’elle soit ! » (lire "D'Est en Ouest, les acheteurs publics tiennent la barre [Cash Interview]").
Décidément, ce sont bien les chantiers qui cristallisent le plus de tensions (lire "Reprise des chantiers : ce que disent les archis").
 

Jean-Marc Joannès