Prise illégale d’intérêt : "Pas vu... pas pris" ?

  • 14/06/2019
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Achatpublic.info est-il un nouveau Sisyphe ? Condamné à rouler le rocher de la commande publique ad vitam aeternam ?
Ce n’est pas tout à fait une crise d’angoisse existentielle. Mais reconnaissez-le avec nous, il y a parfois de quoi s’interroger ! De quoi perdre la boule ! Tout au long de nos articles, et tous les jours, nous vous informons des évolutions de la commande publique, dans son versant «acte économique» comme dans son versant purement juridique. Une tâche aussi difficile que passionnante. Mais il faut l’avouer, une petite pointe de découragement nous atteint, parfois, à la lecture de certaines décisions de justice...

Un « maire bâtisseur »

Saint-Beauzeil est une petite commune du Tarn-et-Garonne. Petite, mais innovante : son maire est parvenu à incarner (à réconcilier !) à la fois Peppone et Don Camillo ! Le conseil municipal a en effet voté la rénovation de la façade de l’église. Innovante à l’extrême, car au mépris des plus élémentaires principes de la commande publique, le marché a été attribué… au maire lui-même. Car cet édile est aussi entrepreneur (lire notre brève "Prise illégale d’intérêt : un bien étrange maire bâtisseur").

Saucissonnage et grosses ficelles

Le maire plaide la bonne foi (de circonstance !) : il n’aurait pas commis de manœuvre frauduleuse tendant à vicier le consentement de la commune, laquelle n’aurait, d'ailleurs, subi aucun préjudice. Le juge ne tombe pas le panneau. Ce "maire bâtisseur", ou " maire entrepreneur" d’un nouveau genre ne pouvait pas plaider une totale ignorance des principes de la commande publique : pour preuve, il avait très opportunément saucissonné ("scindé", écrit le juge) le devis afin d'en présenter deux, de façon "échelonnée", et d’un montant inférieur à 16 000 euros… et ainsi bénéficier des dispositions de l’article L. 432-12 du Code pénal. Le deuxième alinéa de cette disposition prévoit en effet que dans les communes comptant 3 500 habitants au plus, les maires, adjoints ou conseillers municipaux délégués ou agissant en remplacement du maire peuvent chacun traiter avec la commune dont ils sont élus pour le transfert de biens mobiliers ou immobiliers ou la fourniture de services dans la limite d'un montant annuel fixé à 16 000 euros.
Des histoires comme celle-là, nous en avons tous en tête. De passage dans un village de l’Hérault, il y a quelques années, le maire tient à m’accueillir dans sa petite mairie toute neuve. Toute repeinte, d’un jaune canari ... très visible. Puis, assez fier, il m’exhibe sa propre demeure, exactement de la même couleur ! Interloqué, je l’interroge. « Et bien, j’ai utilisé la peinture qui restait ! J’en avais commandé assez »…
 

Résistance

De très, très, très, grosses ficelles donc. Finalement, peut-être vaut-il mieux en rire… « Bien essayé ! », ou « Essaye encore ! » pourrait-on aussi s’exclamer. Ou encore « Pas vu, pas pris !»
Le pire, ce serait d'admettre, presque de guerre lasse, que "décidemment, de la théorie à la pratique, il y a un monde... il ne faut pas être naïf"... comme une forme de résignation. Mais ce serait ne pas tenir compte des efforts, publics et privés, pour « former » les acheteurs aux principes de base (lire notre brève "Une formation au CCP pour les acheteurs"). Ce serait également ne pas prendre en compte qu’une accusation, c’est toujours révèlateur et jamais sans conséquence (Lire notre brève "Accusation de délit de favoritisme à l’encontre d’un agent : cela se gère... mais immédiatement !"). 
Ce serait surtout ne pas respecter ceux qui, pendant ce temps-là, s’escriment, heureusement, à révéler la notion de « corruption » dans tous ses ressorts, même les plus secrets et inattendus (lire Maître Grégory Berkovicz notre Invité du Jeudi :"Achat public : quand l’intérêt général passe à la trappe").
Quant au "Pas vu, pas pris", en réalité, ce n'est pas si drôle. L'affaire de notre très particulier "maire bâtisseur" a été enclenchée par "un contribuable agissant au nom et pour le compte de la commune". Autrement dit, avec la déliquescence du contrôle de légalité (selon la Cour des comptes, 64 services départementaux n'ont plus aucun agent affecté au contrôle de la commande publique : lire ici), c'est sur le contribuable que repose le devoir de veiller au respect des principes fondamentaux de la commande publique.
Et face à la prise illégale d’intérêt, il n’existe certainement aucune résistance abusive.
Jean-Marc Joannès