La commande publique en phase de doute

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« J'ai toujours été fasciné par les détenteurs de vérité qui, débarrassés du doute, peuvent se permettre de se jeter tête baissée dans tous les combats que leur dicte la tranquille assurance de leur certitudes aveugles »
Pierre Desproges

A achatpublic.info, on est un peu têtu… Le rapport de la Cour européenne des comptes européenne sur l’état de la concurrence en Europe (relire "Commande publique européenne : la concurrence en régression. « Mais que fait la Commission ?»") nous a surpris. Et la réponse de la Commission sur ce constat sévère (relire "Concurrence en berne : la Commission répond à la Cour des comptes"), tout autant.
 

A la source

Mystère et boule de gomme ! Y aurait-il quelque chose qui nous a échappé ? Pourquoi la Commission n’a-t-elle pas réagi autrement que par une sorte de « Oui, c’est vrai. Mais c’est de la faute aux Etats membres qui surtransposent et aux acheteurs qui compliquent inutilement. Mais, OK, on va faire mieux… » ?
Pour en savoir plus, allons à la source. Nous interrogeons les auteurs de ce rapport qu’à la première lecture, nous avions trouvé assassin. Et plus particulièrement, Annemie Turtelboom, membre de la Cour des comptes européenne et doyenne de la chambre, à l’initiative et auteur de ce rapport (lire "Faible concurrence dans les marchés publics de l’UE : un échec des directives européennes ?").

Pour la Cour des comptes, il ne s’agit donc pas d’incriminer la réglementation européenne. En gros, elle valide les explications de la Commission.
Et elle s’appuie sur des faits : « Si le problème venait des textes, il y aurait une convergence. A titre d’illustration, le délai moyen de décision oscille de 44 jours à 208 jours. Un écart aussi significatif entre les Etats membres ne peut s’expliquer par l’application des normes européennes communes à l’ensemble des pays. Il y a donc des facteurs locaux ». C’est donc au local que cela se joue.
"Au local" : donc, au banc des accusés, les Etats et les acheteurs publics. La priorité des Etats membres et des acheteurs publics seraient de sécuriser juridiquement leur procédure, observe Annemie Turtelboom. La performance économique passerait donc au second plan.

Coté "social", c’est pas tellement mieux. Une étude du Parlement européen, commandée par la Commission, présente les possibilités offertes par la directive de 2014 sur les marchés publics pour la réalisation d'objectifs sociaux et d'emploi. Elle analyse comment ces possibilités ont été transposées en droit national et mises en œuvre par les pouvoirs adjudicateurs à travers l'UE (relire "Étude de l'UE sur l'impact social des marchés publics : des actions suffisantes ?"). Conclusion : « Le développement de l’achat responsable dépend en grande partie du niveau d'application des considérations sociales par les pouvoirs adjudicateurs eux-mêmes ».
Nous voilà bien avancés.
 

Retour en France

Donc, nous creusons toujours la question ("têtus", on vous dit !). On regarde en France.
En France, où le juge financier s’y met aussi : la Chambre régionale des comptes Ile-de-France constate que « Les acheteurs attribuent encore majoritairement au moins-disant, ce qui implique que l’utilisation de critères sociaux, environnementaux ou d’innovation est encore très limitée » (lire "Respect du code de la commande publique et « réelle » concurrence : pas de lien de cause à effet"). La CRC constate que le respect du Code de la commande publique ne garantit pas à l’acheteur public de pouvoir créer une émulation auprès des professionnels du secteur autour de la passation de son marché public. Si « l’analyse de l’échantillon de marchés fait apparaître un respect formel des grandes étapes de la procédure de passation», la chambre demande à la commune objet de son rapport de « de veiller systématiquement à la mise en œuvre d’une réelle concurrence dans ses procédures de commande publique ».

Regardons alors en mode sectoriel : même en matière de transport, cela semble pêcher. L’Autorité de la concurrence considère que lancer une mise en concurrence dans un contexte oligopolistique, c’est un coup d’épée dans l’eau (relire "Concurrence en berne dans le transport urbain : la puissance publique impuissante ?"). Dans le secteur des transports urbains, la règle de droit se heurte à la réalité. Pour dynamiser cette activité, l’application du Code de la commande publique apparaît là encore insuffisante. L’Autorité de la concurrence parle d’un « marasme concurrentiel persistant » : « Les appels d’offres récents de plusieurs métropoles n’ont en effet vu qu’un seul candidat déposer une offre».

A l'échelle européenne comme au niveau social, les analyses convergent : la réglementation n'est pas efficace pour assure la sacro-sainte-concurrence.
 

Une sérieuse alerte

Autrement dit, et là encore c'est assez unanime : c’est à l’acheteur public qu’il incombe de mettre en musique la "bonne commande publique"….
C'est une alerte sérieuse : alors que l’Europe est surtout sollicitée sur des questions de souveraineté (relire "Pas de souveraineté économique sans une commande publique écologiquement et socialement responsable"), c’est sa conception même d’une réglementation souple qui est alors questionnée. Si elle ne fait que poser des principes de bonnes pratiques sans, d’une part, être en mesure de s’assurer de leur mise en œuvre et, d’autre part, avec un ressenti de contraintes normatives excessives, cela risque de tourner mal pour son image…

On pense aussi aux nouveaux motifs d’exclusion fondés sur la durabilité (relire "Le rapport de durabilité, nouveau motif d’exclusion des entreprises : affichage ou réalité ? ") et à la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, dite "Corporate sustainability due diligence directive (relire "Directive européenne "CSDD" : des acheteurs publics toujours plus sollicités ?").

Autre exemple perturbant que nous analysons cette semaine : le flou juridique autour des dispositions relatives à l'exclusion d'une procédure de passation d'un opérateur après que ce dernier ait entrepris d’influencer le processus décisionnel. Dans ses conclusions sur l'arrêt du Conseil d'Etat du 16 février 2024 "Département des Bouches-du-Rhône", le rapporteur public livre une explication (un regret ?) : le législateur français n'a pas jugé utile de transposer l'article 57 paragraphe 7 de la Directive 2014/24/UE relative à la passation des marchés publics (lire "Conseil d’Etat : exclusion limitée à trois ans pour les interdictions de soumissionner "facultatives").


Si l’explication de l’échec des directives réside dans leur complexité, réelle ou ressentie, la réponse locale sera nécessairement la « simplification ». Mais là encore, gare aux faux semblants. Si on analyse les premières propositions parlementaires s'inscrivant dans le nouveau round de simplification, on trouve soit de vielles recettes, comme le relèvement des seuils pour les marchés innovants ; soit la création « supports contractuels novateurs » (relire "Simplification : le rapport parlementaire propose « des supports contractuels novateurs »").


En clair, si la réglementation est perçue comme trop complexe, soit on la complexifie ; soit on « dérèglemente » ... en jouant, à nouveau sur les seuils.

Il n’y aurait pas une voie médiane ?