L’affaire Mc Kinsey : et si on s’intéressait au contrat ?

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L’affaire « Mc Kinsey and Co » secoue particulièrement les sommets de l’Etat. L’omniprésence de ces cabinets de conseils au sein du pouvoir, la fréquence et le coût de leurs interventions, notamment, font polémique. Selon le Gouvernement, ces prestations ont été passées dans le cadre des marchés publics. Qu’en est-il réellement ? achatpublic.info décortique un de ces marchés de prestations qu'il a pu consulter. Et non des moindres : la prestation visant à réfléchir sur "la modernisation de l’action publique (SGMAP), dans l’accompagnement de ses fonctions visant à réformer l’Etat et à transformer l’action publique".

Des cabinets de conseils ont été sollicités par le Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP), dans l’accompagnement de ses fonctions visant à réformer l’Etat et à transformer l’action publique. Un des choix qui créent la polémique, notamment au regard de la nature des missions déléguées et des montants versés.

La commission d’enquête sénatoriale parle de « phénomène tentaculaire ». Comme elle l’explique : « Les cabinets de conseil interviennent au cœur des politiques publiques, ce qui soulève deux principales questions : notre vision de l’État et de sa souveraineté face à des cabinets privés, d’une part, et la bonne utilisation des deniers publics, d’autre part » (relire "Recours aux cabinets de conseils : « un phénomène tentaculaire néfaste à la bonne utilisation des deniers publics »").

achatpublic.info passe le contrat "SGMAP "au crible de la règlementation de la commande publique et du respect de ses fondamentaux, en dehors des autres questions qui alimentent la polémique affaiblissement de la haute fonction publique, perte de souveraineté, évasion fiscale :" le code, tout le code, rien que le code !"
 

Une passation publiée au BOAMP


La Direction des services administratifs et financiers (DSAF) du Premier ministre publie le 29 septembre 2017 au BOAMP, pour le compte du SGMAP, un appel d’offre ouvert intitulé : « Assistance à la conception et à la mise en œuvre opérationnelle de projets de transformation de l’action publique » ; passation régie par le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics. L’opération se divise en trois lots : Stratégie et politiques publiques ; Conception et mise en œuvre des transformations ; Performance et réingénierie des processus.

Ce sont des accords-cadres à bons de commande sans minimum ni maximum, multi-attributaires (de trois ou quatre titulaires selon le lot), d’une durée de 24 mois, reconductibles deux fois 12 mois. Les prix sont fermes durant la période initiale. Et la valeur totale estimée des prestations se chiffre à 100 000 000 euros.

Les services du pouvoir adjudicateur peuvent commander au titre du lot n°1 : une étude stratégique – un diagnostic de politique publique – des scénarios et production de plans d’actions. Au sein du lot n°2, exiger : – la réalisation de scénarios d’évolution – le pilotage d’un programme ou projet – ou de concrétiser une vision stratégique en un projet opérationnel. Et dans le lot n°3, ils ont la possibilité de solliciter l’un des prestataires dans le cadre : d’une analyse de performance – ou d’un appui en vue d’une opération de réingénierie de processus.
Chacune de ces prestations sont mentionnées dans un bordereau, découpées en fonction de la qualité et de l’expérience du consultant qui sera à mener à intervenir, représenté sous forme d’unités d’œuvres, dont le coût est exprimé en fonction du nombre de jours/hommes.
 

Des prestations à bons de commande ... assez larges


La technique d’achat choisie interpelle au regard des prestations demandées. En vertu de l’actuel article R. 2162-2 du code de la commande publique (CCP), un accord-cadre peut être exécuté au fur et à mesure de l’émission de bons de commande dès lors qu’il fixe toutes les stipulations contractuelles. A la lecture dudit contrat, les domaines ou les secteurs dans lesquels les missions se dérouleront ne sont pas précisés au stade de l’accord-cadre. Il faut que la prestation porte sur "un projet de modernisation".

L’article IV du CCTP stipule que : « Ces projets peuvent concerner tous les domaines de l’action publique et impliquer tout type d’acteurs : administrations centrales, niveaux déconcentrés, organismes et établissement publics de l’Etat, agences, organismes de protection sociale ainsi que les collectivités territoriales » ; « Chaque lot doit permettre de mobiliser l’ensemble des expertises nécessaires, quels que soit les domaines (stratégie, management, organisation, innovation, numérique, modélisation financière, data science, design, analyse des attentes des usagers, méthode de consultation et de concertation etc.) ».

Le périmètre d’intervention semble large... voire imprécis. De surcroît, « L’accord-cadre est passé […] au bénéfice de l’ensemble des ministères, à l’exception du ministère des armées. Les entités relevant du périmètre budgétaire des services du Premier ministre (Min 12) peuvent également émettre des bons de commande pour leurs besoins propres » (article 4 du CCAP).

Le champ de ce marché public peut potentiellement entrer en collision avec d’autres prestations de conseils déjà existantes, puisque les cahiers des charges définissent le process à suivre dans de telles hypothèses. Par ailleurs, le vaste objet du marché public se reflète dans son estimation : 100 000 000 € ; un montant colossal, pour de la prestation intellectuelle. Et donne l’impression d’un contrat "fourre-tout".
 

Un accord-cadre contestable


On peut s’interroger si les conditions de recours à l’accord-cadre à bons de commande étaient bel et bien réunies. Et s’il n’était pas préférable plutôt de choisir l’accord-cadre à marchés subséquents.

N'était-il pas préférable plutôt de choisir l’accord-cadre à marchés subséquents ?

En effet, « lorsque l'accord-cadre ne fixe pas toutes les stipulations contractuelles, il donne lieu à la conclusion de marchés subséquents » (CCP, art. R. 2162-2). D’autant que cette technique d’achat, à la différence de celle à bons de commande, conduit à remettre en concurrence les titulaires. Et de permettre à l'acheteur de recevoir des offres potentiellement plus adaptées à son besoin et au prix le plus juste.

Dans le marché public étudié, la répartition des commandes se fait à tour de rôle. Les premiers bons sont attribués dans l’ordre de classement des offres. Les suivants sont passés auprès du titulaire dont le montant total d’engagements, est au moment de l’établissement du bon de commande, le plus faible. Le rapport du Sénat ( relire "Recours aux cabinets de conseils : « un phénomène tentaculaire néfaste à la bonne utilisation des deniers publics »") a largement consteste cette méthode, dite "du tourniquet" qui conduit à désigner un cabinet de conseil de manière automatique, au regard des volumes de commandes déjà passées par le ministère, « alors même qu’un autre cabinet pourrait être plus compétent pour répondre au besoin de l’administration

Une exception est prévue dans le cadre d’un complément de mission, où le bon est envoyé au titulaire déjà en charge de celle-ci.
 

Des sous-traitants publics


Quant à la réalisation des prestations : « Le titulaire devra mobiliser les consultants experts du sujet objet de la prestation ou s’adjoindre les compétences d’un expert dédié » (article 6.6 du CCTP) ; « Le titulaire adapte à chaque mission ses méthodes pour aider les administrations à se moderniser en s’inspirant des meilleures pratiques de l’état de l’art et en développant des méthodes innovantes » (article 6.3 du CCTP).

Le montage est "atypique" : un établissement public est sous-traitant d’un cabinet privé qui, lui-même, exécute une prestation pour l’Etat

Pour ce faire, le cabinet Mc Kinsey, l’un des titulaires, ferait intervenir des sous-traitants, comme le mentionne l’annexe du rapport de présentation.
Parmi eux : de grandes écoles publiques françaises. Au-delà des débats que peuvent susciter leur présence... d’un point de vue contractuel, ce montage se révèle "atypique" : un établissement public est sous-traitant d’un cabinet privé qui lui-même exécute une prestation pour l’Etat. 
 

Clauses d’insertion et de suivi des prestations


Les contrats comportent également une clause sociale à destination des personnes éloignées de l’emploi. Si le titulaire ne réalise pas une action d’insertion, au minimum à hauteur des objectifs horaires fixés dans le contrat, il peut se voir appliquer une pénalité de 160 euros par heure d’insertion non réalisée (article 22.2 du CCAP). Un retour d’expérience sur ce dispositif et son applicabilité pour des prestations de conseils serait intéressant...

Enfin, l’Etat devrait pouvoir faire un bilan des différentes actions menées par les prestataires, s’il y a eu un suivi de l’exécution. D’une part, « A la fin de chaque trimestre, le titulaire de chaque lot présentera au SGMAP ou à l’administration commanditaire le bilan de ses interventions par type de prestation. Il devra notamment faire apparaître l’impact de chacune de ses missions […]. Elle sera systématiquement accompagnée d’une analyse des risques et des étapes à franchir pour rendre les ministères autonomes » (article 6.4 du CCTP).
D’autre part à l'aide du dispositif reporting périodique relatif à : « l’avancement, la qualité et les risques mis en place entre d’une part le SGMAP et/ou l’administration commanditaire et d’autre part le titulaire pour assurer le pilotage et le suivi du projet » (article 6.5 du CCTP). 

Quoi qu'il en soit, il y a déjà des conséquences consécutives à cette affaire. Une circulaire (n° 6329/SG du 19 janvier 2022) encadrant le recours au cabinet de conseil est publiée (relire : Le recours aux conseils extérieurs désormais sous étroite surveillance) . La commission d’enquête sénatoriale sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques juge les "mesures correctives" qu'elle propose insuffisantes : 
  • elle ne contient aucune mesure sur la transparence ;
  • ne prévoit pas de moyens suffisants ;
  • fixe un objectif de réduction des dépenses peu ambitieux ;
  • propose un dispositif de contrôle parcellaire.

Et au delà de l'analyse "technique" des contrats déjà passés, d'autres propositions circulent : l’Observatoire de l’Ethique Publique demande l'interdiction de recourir à la technique de l'accord-cadre pour des prestations de cette nature (relire : Un régime commande publique dédié aux recours aux cabinets conseil est nécessaire, selon l’OEP).

Oui, le Code de la commande publique est toujours susceptible d'évolutions. Mais chaque "crise" doit-elle apporter son lot de modifications ? 
 

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