[Tribune] Quelle marge de manœuvre de l’acheteur dans le traitement de l’offre irrégulière ?

  • 01/10/2020
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Selon Marius TRO (Chef du Service de la Commande Publique - Sictiam) la possibilité de régulariser une offre irrégulière, pourtant bien accueillie dans son principe, est cependant sujette à une multiplication de contentieux créant ainsi une nouvelle forme d’insécurité juridique pour les acteurs de la commande publique.

La possibilité de régulariser une offre irrégulière, consacrée en 2016, constitue incontestablement un tournant marquant pour le droit de la commande publique et plus particulièrement pour le principe d’intangibilité des offres. Ce dispositif a en effet été favorablement accueilli par les acheteurs, puisqu’il est censé assouplir le processus d’achat public. Mais au fur et à mesure de la pratique, sa mise œuvre est sujette à une multiplication de contentieux créant ainsi une nouvelle forme d’insécurité juridique pour les acteurs de la commande publique.

Tout paraît si simple à la lecture des articles du dispositif sur la définition et le le traitement des offres irrégulières.

Pourtant, tout paraît si simple à la lecture des articles du dispositif sur la définition et le le traitement des offres irrégulières. L’article L. 2152-2 du code de la commande publique prévoit une définition précise selon laquelle une offre irrégulière est une « offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation notamment parce qu’elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale ». Le traitement de ces offres ne pose pas de problème en théorie non plus puisque l’article R. 2152-2 confère à l’acheteur le libre choix de la régularisation des offres irrégulières et ce dans toutes procédures de passation. La marge de manœuvre de l’acheteur face à une offre irrégulière semble ainsi légalement acquise.

Or, dans la pratique, il fait de plus en plus face à une interprétation circonstanciée, par le juge, des dispositions relatives à l’offre irrégulière. À titre d’exemple, l’absence du bordereau des prix unitaires modifié, dans l’offre du candidat n’a pas été de nature, à elle seule, à pouvoir faire regarder l’offre comme irrégulière dès lors que le détail quantitatif fourni était conforme au bordereau des prix (CE 16 avril 2018, Société SNT Petroni, req. n° 417235). Aussi, n’a pas été considérée comme irrégulière, une offre ne comprenant pas un agrément préfectoral (CE 4 octobre 2019, SMIDDEV, req. n° 421022). L’agrément en question ne faisait pas partie intégrante des pièces dont la remise était obligatoire au stade du dépôt des offres. Le règlement de la consultation exigeait juste aux candidats qu’ils le mentionnent dans leur mémoire de justificatif. Ce qu’a fait le titulaire du marché. Cela a suffi, selon le Conseil d’État, à rendre conforme l’offre du candidat au regard du dossier de consultation.

L’application linéaire des dispositions du code de la commande publique n’apparait plus juridiquement viable


Face à ces jurisprudences, l’application linéaire des dispositions du code de la commande publique n’apparait plus juridiquement viable. Le traitement de l’offre irrégulière par l’acheteur doit désormais se faire au cas par cas, afin de déterminer avec précision sa marge de manœuvre. Pour y parvenir, une distinction entre 3 catégories d’offres irrégulières s’avère plus que jamais indispensable. Car, l’acheteur fera en général face à une offre dite "régularisable" pour laquelle, sa marge de manœuvre sera plus grande puisqu’il pourra décider de la régulariser ou non. Ensuite, il sera également confronté à deux autres catégories d’offres irrégulières pour lesquelles il n’aura aucune marge de liberté. Il s’agira en premier lieu de la catégorie des "offres à régulariser" et ensuite des offres dites "non régularisables".
 

Les offres régularisables


Dans la pratique, la décision de l’acheteur de régulariser une offre ou non relève d’un choix principalement opportuniste

L’« offre régularisable » est une offre irrégulière au sens de l’article L. 2152-2 du code de la commande publique, dont la régularisation reste facultative pour l’acheteur. L’on entend par régularisation facultative, le libre choix de l’acheteur de régulariser une offre ou non. Cette faculté est prévue par l’article R. 2152-1 du code la commande publique et rappelée à plusieurs reprises par le Conseil d’État (CE 26 avril 2018, Département des Bouches-du-Rhône, req. n° 417072 - 21 mars 2018, Département des Bouches-du-Rhône, req.  n° 415929).

Dans la pratique, la décision de l’acheteur de régulariser une offre ou non relève d’un choix principalement opportuniste. Ainsi, le refus de régulariser une offre se justifiera par la fructuosité de la consultation en question. A contrario, la décision de régulariser une offre interviendra en général lorsque l’offre en cause paraît économiquement ou techniquement intéressante. Ceci dit, comment identifier une offre régularisable ?
Le caractère régularisable d’une offre irrégulière peut être identifié au regard de la nature de l’irrégularité constatée ou au regard des critères de sélection définis dans le règlement de la consultation.

Le caractère régularisable d’une offre irrégulière peut être identifié au regard de la nature de l’irrégularité constatée ou au regard des critères de sélection définis dans le règlement de la consultation 

Une offre est ainsi régularisable lorsque l’irrégularité en cause porte sur les modalités de remise des offres. C’est l’exemple d’une offre ou d’une candidature déposée uniquement sous un format papier alors que le règlement de la consultation impose également un dépôt dématérialisé (CE 22 mai 2019, Sté Corsica Ferries, req. n° 426763). Il est toutefois rappelé que toute modalité de dépôt telle que l’imposition d’une police d’écriture ou d’une taille minimale du mémoire technique est à proscrire par les acheteurs au vu de leur caractère inutile.

Est également facultative, une régularisation concernant les incohérences constatées dans l’offre du candidat. Ce sera le cas lorsqu’une information d’une offre diffère d’un document à l’autre. Dans ce cas, la première attitude de l’acheteur consistera à vérifier l’ordre hiérarchique des pièces contractuelles. C’est par exemple le cas lorsqu’il y a une différence entre le délai indiqué dans l’acte d’engagement et celui indiqué dans le mémoire technique du candidat. La régularisation sera facultative si le délai indiqué dans l’acte d’engagement est supérieur au délai maximum fixé par l’acheteur. Le choix final se fera par l’acheteur en fonction de son intérêt pour l’offre en cause.

Dans certaines situations, l’acheteur ne se posera pas la question de la régularisation de l’offre défaillante : c’est notamment l’hypothèse d’une différence de prix entre l’acte d’engagement et le mémoire technique

Il convient cependant de préciser que dans certaines situations, l’acheteur ne se posera pas la question de la régularisation de l’offre défaillante. C’est l’hypothèse d’une différence de prix entre l’acte d’engagement et le mémoire technique. L’acheteur n’aura pas à régulariser l’offre dès lors que l’ordre hiérarchique des pièces contractuelles veut que l’acte d’engagement prime sur les autres documents. Il pourra en conséquence prendre en compte le prix de l’acte d’engagement et noter le candidat sans procéder à une régularisation. Il est cependant recommandé à l’acheteur de faire une demande de précision sur l’incohérence dès lors que le prix indiqué dans l’acte d’engagement est moins intéressant que celui du mémoire technique. Car, il serait en effet dommage de se priver d’une offre économiquement intéressante, surtout lorsque le candidat concerné répond à toutes les attentes techniques de l’acheteur. 

Une offre est en outre régularisable au regard de la législation, notamment environnementale ou sociale, dès lors que la légalité de cette offre est une condition applicable à tous. Dans ce cas, la légalité n’est pas un critère pouvant différencier la qualité technique des offres. À titre d’exemple, la régularisation d’une offre dont les prix ne seraient pas conformes aux prix règlementés sera facultative pour l’acheteur.

Le caractère régularisable d’une offre concernera aussi les irrégularités ayant des incidences mineures sur l’analyse des offres en procédure adaptée. Il s’agit, en d’autres termes, d’irrégularités dues à une incomplétude du contenu d’un document nécessaire à l’analyse des offres. C’est le cas d’une offre dont le mémoire technique ne contient pas les moyens humains exigés pour l’exécution du marché (CE 21 mars 2018, Département des Bouches-du-Rhône, req. n° 415929) ou dont le bordereau des prix unitaires est incomplet ou mal renseigné. La régularisation dans ces hypothèses reste facultative pour l’acheteur. Le choix se fera finalement en fonction du résultat de la consultation au regard du nombre d’offres reçues.

Le caractère régularisable d’une offre concernera enfin l’incomplétude de l’offre au regard des documents fournis par le candidat. En effet, lorsque le document manquant n’a pas été exigé initialement dans le DCE mais mentionné par le candidat à l’appui de son offre, l’acheteur pourra régulariser s’il le souhaite.
 

Les offres à régulariser


La régularisation est obligatoire lorsque, en dépit du document manquant, l’acheteur dispose de toutes les informations nécessaires à l’analyse de l’offre défaillante au regard des critères de sélection

Il s’agit ici de l’une des hypothèses dans lesquelles l’acheteur n’aura qu’un seul choix face à une offre irrégulière. Il aura en effet l’obligation de régulariser l’offre en cause. Sa marge de manœuvre est ainsi inexistante, contrairement à ce que l’on peut lire à l’article R.2152-1 du code la commande publique. Cette hypothèse concernera principalement certaines irrégularités fondées sur l’incomplétude de l’offre du candidat au regard des pièces exigées.
La régularisation est obligatoire lorsque, en dépit du document manquant, l’acheteur dispose de toutes les informations nécessaires à l’analyse de l’offre défaillante au regard des critères de sélection. La pièce manquante étant manifestement inutile à l’analyse, elle ne peut donc pas servir de base de rejet de l’offre du candidat. C’est l’exemple d’un candidat qui omettrait de remettre son devis quantitatif estimatif alors que le bordereau des prix unitaires figure dans son dossier d’offre. En effet, dans la mesure où le candidat reporte ses prix du bordereau des prix unitaires dans le devis quantitatif estimatif, rien ne justifie que son offre ne soit pas régularisée. Idem pour une offre qui ne comprendrait pas le cadre de réponse technique alors que les éléments exigés dans ce document peuvent être retrouvés dans le mémoire technique du candidat ou dans d’autres documents.

Enfin, dans le cas d’un marché à prix forfaitaire, une offre dépourvue de la décomposition des prix globale et forfaitaire devra être régularisée dès lors que le montant de l’offre est indiqué dans l’acte d’engagement ou dans tout autre document fourni par le candidat.
La décision de ne pas régulariser l’offre dans ces différentes situations serait entachée d’irrégularité. Rappelons que le Conseil d’État a sanctionné la collectivité de la Corse pour avoir rejeté une offre ne contenant pas le bordereau des prix unitaires modifié alors que le devis quantitatif était conforme à ce dernier (CE 16 avril 2018, Société SNT Petroni, req. n° 417235).
 

Les offres non régularisables


La seconde hypothèse dans laquelle l’acheteur perd sa marge de manœuvre est le cas des offres comportant des irrégularités importantes ayant une incidence sur le principe d’égalité de traitement entre les candidats.
Ces offres concernent en premier lieu les irrégularités fondées sur la non-conformité de l’offre au besoin de l’acheteur. L’offre défaillante ne pourra pas faire l’objet de correction dans les procédures sans négociation compte tenu de leur importance dans le choix de l’attributaire. Ce sera notamment l’hypothèse d’une offre ne contenant pas une variante exigée par l’acheteur ou une offre proposant une solution autre que celle exigée dans le cahier de charges. À titre d’exemple, une offre proposant une « source lumineuse Led » alors que l’acheteur a exigé une « source de lumière froide Xénon » n’est pas régularisable (CE 27 mars 2019, Société Pentax France Lifecare c/ UniHA, req. n° 426200). L’acheteur devra donc se contenter de la correction de simples erreurs matérielles et omissions de formalités (Autorité de la concurrence, Avis n° 16-A-05 du 15 février 2016) .
En ce qui concerne les procédures autorisant la négociation, les limites de la régularisation seront identiques à celles de la négociation. En conséquence, la régularisation tout comme la négociation ne doit pas avoir pour effet de modifier les caractéristiques substantielles du marché (objet, quantité et étendu des prestations).
 

Cas particuliers d’une offre ne comprenant pas les documents techniques ou financiers exigés au titre de l’offre

Cas des offres dépourvues de documents financiers : C’est l’hypothèse dans laquelle le candidat oublierait de remettre son bordereau des prix et son Devis Quantitatif Estimatif. Dans ce cas, l’acheteur ne dispose d’aucun élément lui permettant d’apprécier le critère du prix lors de l’analyse de l’offre du candidat concerné. Il doit donc rejeter l’offre puisque celle-ci n’est pas régularisable.

Cas des offres ne comprenant pas les documents techniques : la DAJ considère notamment qu’une offre ne comprenant pas le mémoire technique ne peut pas être régularisée (L’examen des offres, Direction des affaires juridique (DAJ), Fiche technique 2019). Cette position, certes dépourvue de force juridique, peut néanmoins s’expliquer par la nécessité du document à l’analyse. Il contient en effet la réponse technique du candidat aux besoins de l’acheteur. Son absence empêche une appréciation de l’offre au regard des critères de jugement.

Les acheteurs doivent considérer comme non régularisable toute offre ne comprenant à la fois pas le cadre de réponses techniques et le mémoire technique.

On peut cependant se poser la question du caractère substantielle de la régularisation lorsque que l’absence du document est due à un simple oubli de la part du candidat. Une telle régularisation dans l’heure qui suit la date limite de remise des offres est-elle plus substantielle que celle d’un BPU incomplet pour laquelle le candidat concerné bénéficie incontestablement d’un temps supplémentaire de réflexion et de modification ? Ce sont des questions auxquelles le juge sera amené à répondre si l’occasion se présente. En attendant, les acheteurs doivent considérer comme non régularisable toute offre ne comprenant à la fois pas le cadre de réponses techniques et le mémoire technique.

En procédures formalisées, lorsque l’irrégularité est en rapport avec un critère de sélection, il est recommandé d’opter pour le rejet de l’offre dès lors que la régularisation aura pour effet de faire évoluer considérablement la note du candidat concerné. En effet, en l’absence de précisions jurisprudentielles relatives à la notion de “caractéristiques substantielles des offres , toute régularisation en procédure formalisée, portant sur le contenu de l’offre du candidat, peut engendrer un contentieux dont l’issue est incertaine. 

En définitive, face à une offre irrégulière, l’acheteur doit éviter de prendre une décision hâtive consistant à faire une application linéaire des dispositions du code de la commande publique. Une appréciation minutieuse de l’irrégularité en cause s’impose pour un usage optimal du dispositif sur la régularisation des offres.