Octroi d’indemnités pour perte de bénéfices : le CE durcit le ton

partager :

Mauvaise nouvelle pour les entreprises. Le conseil d’Etat a rejeté la demande d’indemnités d’un opérateur qui a perdu un contrat, en raison d’erreurs de passation commises par le pouvoir adjudicateur. La haute juridiction a estimé que le lien entre la faute de l’administration et le manque à gagner de la société requérante n’a pas été démontré. Une décision qui ressemble fort à une nouvelle condition restrictive du droit à indemnisation. Les avocats de l’entreprise la jugent choquante.

Le Conseil d’Etat durcit les conditions d’octroi d’indemnités pour perte bénéfices. Dans une décision rendue le 6 octobre, il a rejeté le pourvoi de la société Cegelec Perpignan qui demandait plus de 150 000 euros d’indemnités, en réparation de préjudices subis pour un marché perdu, suite à l’annulation dudit marché, en raison d’erreurs de passation de la part du CH de Narbonne. Dans l’affaire en question, le centre hospitalier a commis plusieurs manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence relatifs aux critères de sélection des offres pour la passation de son marché de construction d’un centre de gérontologie (un montant de 2,85 millions d’euros). En outre, l’hôpital n’a pas respecté le délai de stand still.

Le centre hospitalier a commis plusieurs manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence

Cegelec Perpignan a remporté la première consultation, finalement  annulée par le juge, en raison des irrégularités évoquées. Mais son offre a été rejetée lors de la relance de la consultation. Considérant qu’elle a subi, sans être fautive de quoi que ce soit, la perte de ce contrat qui lui avait été déjà notifié, l’entreprise a (naturellement) attaqué le marché. Le TA lui a donné raison, mais pas la CAA de de Marseille qui a réduit ses indemnités aux seuls frais de la candidature. Celle-ci a jugé que le CH de Narbonne a commis de très nombreuses irrégularités, lesquelles ont conduit à une grande incertitude sur l’issue du marché en question. Il y en avait trop pour que Cegelec  puisse bénéficier d’un droit à indemnisation. Le lien de causalité directe entre la chance certaine de l’emporter pour le requérant et les erreurs commises par le pouvoir adjudicateur n’était donc pas démontré, selon la cour.

Pas de lien de causalité direct

Suivant l’analyse d’Olivier Henrard, le rapporteur public, les sages du Palais Royal ont conclu de même : « La Cour a entendu juger que les manquements aux règles de passation commis par le pouvoir adjudicateur avaient eu une incidence déterminante sur l’attribution du marché à la société Cegelec et que, dès lors, […] le lien entre la faute de l’administration et le manque à gagner dont la société entendait obtenir la réparation ne pouvait être regardé comme direct. »

La reconnaissance d’une perte de marge de bénéfice nette s’entend sous réserve de l’existence d’un préjudice certain

Dans son exposé, Olivier Henrard a certes rappelé que le conseil d’Etat a déjà jugé qu’un candidat est en droit de demander des indemnités pour le bénéfice non perçu du contrat perdu (CE, 10 avril 2008, JC Decaux, n° 244950). Mais il a précisé que la reconnaissance d’une perte de marge de bénéfice nette s’entend sous réserve de l’existence d’un préjudice certain et d’un lien de causalité direct entre la faute de la personne publique et la perte du bénéfice attendu par l’opérateur.  Il faut aussi que le préjudice subi soit dû à l’irrégularité de la procédure constatée, afin  de vérifier le lien de causalité entre les deux événements.

Revirement du rapporteur public

emmanuelle_roll2.jpgPour Emmanuelle Roll, avocate au cabinet Lyon Caen qui a défendu l’entreprise, cet arrêt est « choquant » : « J’assume le terme choquant car le conseil d’Etat confirme la position extrêmement critiquable de la Cour, laquelle estime que Cegelec ne peut se prévaloir d’aucun droit sur ce contrat, alors que ledit contrat lui a été notifié ! » Pour l’avocate, la décision de la haute juridiction est d’autant plus choquante que le rapporteur public, Olivier Henrard, a complètement renversé ses conclusions entre la première audience de l’affaire, qui est passée au mois de mars 2017, et la deuxième audience, qui s’est tenue au mois de septembre :

Olivier Henrard a complètement renversé ses conclusions

« Le contentieux est déjà venu en audience de la 2ème et 7ème sous-section du contentieux le 6 mars dernier, rappelle-t-elle. A cette première audience, Olivier Henrard a prononcé des conclusions favorables au pourvoi de l’entreprise et avait écarté tous les moyens de défense du centre hospitalier de Narbonne. Puis l’affaire a disparu des rôles, aucune écriture n’a été rendue, et voilà que le dossier réapparaît en septembre et que le même Olivier Henrard inverse le sens de ses conclusions, sans même l’annoncer sans crier gare ! », s’offusque-t-elle.

Modification jurisprudentielle

« Je trouve cette décision choquante à deux titres, argue-t-elle. D’abord, sous couvert de n’apporter que des précisions à l’arrêt Decaux de 2008, qui a été jugé en section contentieux, le conseil d’Etat modifie l’arrêt, sans repasser par la section contentieux. Le régime jurisprudentiel de 2008 indique que le lien entre la faute de l’administration et le préjudice subi par l’entreprise est automatique. Il n'y avait pas à prouver de lien direct.

C’est la double peine pour l’entreprise

Dans cette décision, le candidat doit maintenant démontrer ce lien. Le conseil d’Etat a bien ajouté une condition supplémentaire. C’est la double peine pour l’entreprise qui était, je le souligne, titulaire du marché… Deuxième point choquant : le Conseil d’Etat a réécrit l’arrêt de la CAA qui était très critiquable juridiquement pour ajouter cette nouvelle condition. Au considérant 3 de sa décision, il a réécrit ce que la CAA avait dit pour rétablir ce qu’il avait envie de voir juger », conclut Emmanuelle Roll