[Tribune] Les marchés publics peuvent-ils attraper le Coronavirus ?

  • 18/03/2020
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Il est désormais acquis que l’épidémie de coronavirus aura bel et bien des lourdes répercussions sur la vie des entreprises et des administrations. Mais aussi sur la commande publique, expliquent Maxime Büsch (Avocat of counsel, LexCase et Florent Gadrat (Avocat, LexCase)

Les répercussions de l’épidémie de coronavirus se font déjà sentir en matière d’achat public, tant pour les procédures de passation que pour l’exécution des contrats, notamment ceux nécessitant une présence physique du titulaire (chantier de travaux publics, prestations de formation, livraisons de fourniture).
 

La passation des marchés et autres contrats publics


me_florent_gadrat.jpgMalgré les mesures favorisant le télétravail, de nombreuses difficultés sont à prévoir pour les entreprises dans le cadre des réponses aux marchés publics ou aux marchés subséquents : comment envoyer des échantillons (non contaminés) si le personnel travaille à domicile ? De même, comment signer électroniquement une offre si la clé USB comportant le certificat est restée au bureau ?
Certes, à notre connaissance, le juge n’a jamais eu à se prononcer sur une demande d’annulation d’une procédure de passation au motif que l’acheteur n’aurait pas accordé aux candidats une prolongation du délai de remise des offres ou une adaptation de ses exigences au regard de circonstances particulières. Néanmoins, la prudence et le bon sens nous conduisent à conseiller d’accueillir avec bienveillance les demandes de prolongation ou d’adaptation des conditions de la mise en concurrence, sauf urgence avérée.
 

Exécution des marchés publics

Les acheteurs des services de l'Etat sont invités à ne pas appliquer de sanction contractuelle à un titulaire de marché en retard

"Coronavirus = force majeure ?" En cas de difficulté dans l’exécution d’un marché public, la théorie de la force majeure, applicable même sans clause particulière, permet à chaque partie de ne pas voir sa responsabilité engagée en cas de non-respect de ses obligations. Mais pour être qualifié de force majeure, encore faut-il que l’événement à l’origine des difficultés soit irrésistible, imprévisible et extérieur aux parties.
Afin de rassurer les entreprises, le Gouvernement a souhaité trancher dès maintenant le débat : dans son discours aux partenaires sociaux du 28 février 2020, le ministre de l’Economie a ainsi déclaré « L’État considère le coronavirus comme un cas de force majeure pour les entreprises. Ce qui veut dire que pour tous les marchés publics de l'Etat, si jamais il y a un retard de livraison de la part des PME ou des entreprises, nous n'appliquerons pas de pénalités, car nous considérons le coronavirus comme un cas de force majeure.
J'écrirai aux PME et aux entreprises pour les informer de cette décision. J'écrirai également aux différentes associations de collectivités locales, l’Association des maires de France, à Régions de France (RF) ou l'AVF pour les inviter à en faire de même dans les marchés publics, les collectivités locales. »
La question est donc quasiment réglée s’agissant des services de l’État : les acheteurs sont invités à ne pas appliquer de sanction contractuelle à un titulaire de marché en retard (très probablement, cette position devrait être également appliquée aux contrats de concession et à tout autre contrat public).

Elle ne l’est toutefois pas formellement pour les collectivités locales et les autres acheteurs publics non étatiques. Néanmoins, la prise de position du Gouvernement constitue un argument très fort pour les entreprises, les acheteurs publics non étatiques auront des difficultés à s’en écarter. À notre sens, les débats subsistants devraient donc porter sur trois grands sujets résiduels.

Lien de causalité

Les déclarations du Gouvernement ne constituent donc pas une exonération totale de responsabilité à l’endroit des titulaires de marchés publics

Premièrement, le manquement imputé à l’entreprise est-il vraiment et directement causé par la pandémie actuelle ? Par exemple, la mauvaise exécution résulte-t-elle de l’absence d’une fourniture entraînant un dysfonctionnement de l’équipement, ou bien l’équipement installé dans les locaux de l’acheteur est-il défaillant pour une autre raison ? La sous-performance d’une solution logicielle résulte-t-elle d’une absence de maintenance de la part d’un informaticien empêché par la pandémie ou s’agit-il d’une autre cause ?
Les déclarations du Gouvernement ne constituent donc pas une exonération totale de responsabilité à l’endroit des actuels titulaires de marchés publics. L’acheteur sera légitime à exiger tout justificatif utile avant de prendre sa décision.

La prévisibilité


Nous conseillons aux acheteurs publics d’inclure dans leurs consultations une mention explicite, visant soit à inviter les entreprises à signaler les difficultés prévisibles le temps de l’épidémie, soit à en tenir compte directement dans l’élaboration de leur offre

Deuxièmement, et la question est plus délicate, la  reconnaissance de force majeure vaut-elle aussi pour les marchés dont l’offre a été remise il y a peu de temps ? Ou dit autrement, peut-on considérer que la pandémie était raisonnablement prévisible dans le cas où l’entreprise a remis son offre fin février / début mars ?
La jurisprudence rendue sur des questions de ce type est peu fournie, surtout en matière administrative. Mais par exemple, la Cour d’appel de Besançon, dans un contrat privé, a considéré l’épidémie de grippe H1N1, «largement annoncée et prévue », de sorte que l’entreprise pouvait raisonnablement l’anticiper, ne constituait pas un cas de force majeure, faute d’imprévisibilité (CA Besançon, 8 janvier 2014, n°12/02291).
Afin d’éviter toute difficulté pour la suite, nous conseillons donc aux acheteurs publics d’inclure dans leurs consultations (celles en cours et celles à venir) une mention explicite, visant soit à inviter les entreprises à signaler les difficultés prévisibles le temps de l’épidémie, soit à en tenir compte directement dans l’élaboration de leur offre.

L'exonération de responsabilité


me_maxime_busch.jpgTroisièmement, si la force majeure est quasiment systématiquement traitée dans le sens d’une exonération de responsabilité du titulaire, cette théorie s’applique également au bénéfice de l’acheteur public (CE, 4 décembre 1953, Commune de Vic-Fezensac).
Ce rappel est utile, car les acheteurs aussi risquent d’être fortement impactés. Par exemple, un maître d’ouvrage devrait être légitime à s’opposer au mécanisme de réception tacite (CCAG-Travaux, art.41.3 ) ou de décompte général tacite (art. 13.4 du CCAG-Travaux), en prouvant qu’il n’était pas en mesure de respecter les délais impartis du fait de la pandémie actuelle (personnel indisponible, etc.)

Au-delà du caractère exonératoire de responsabilité, la situation peut-elle justifier une demande indemnitaire ? La force majeure constitue avant tout une situation exonératoire de responsabilité en cas de « manquement » d’un cocontractant (retard, impossibilité de livraison, etc.). Pourrait-elle justifier une demande indemnitaire de la part du titulaire ?
La question se pose particulièrement en matière de contrats de concession, où le concessionnaire est tributaire de la fréquentation (cantine scolaire, salle de spectacle, équipement sportif, etc.) Une réponse positive semble possible, puisque le Conseil d’État a récemment admis qu’un concessionnaire puisse bénéficier d’une indemnité d’imprévision lorsque le déficit d’exploitation constaté apparaît comme la « conséquence directe d'un évènement imprévisible, indépendant de l'action du cocontractant de l'administration, et ayant entraîné un bouleversement de l'économie du contrat. »
Si tel est le cas, l’entreprise pourra alors réclamer une indemnité, qui devra correspondre à la part de la charge extracontractuelle « que l'interprétation raisonnable du contrat permet de (...) faire supporter » à l’administration cocontractante. Le montant alloué ne pourra correspondre que strictement à la part de déficit liée aux circonstances imprévisibles (CE 21 octobre 2019, Société Alliance, req. n° 419155).

En tous les cas, il conviendra donc avant tout pour les parties de se reporter à leur contrat et notamment aux clauses organisant explicitement ou implicitement le partage des risques d’exploitation.